Le Jardin du Seigneur
Paul Brunton à Dayalbagh
Index des Origines Indiennes


Paul Brunton est un journaliste voyageur britannique, parti aux Indes au début des années 1930. Il était à la recherche d'une "mystérieuse classe d'hommes que les uns appellent Yogis et les autres Fakirs", afin de savoir "quelle part de vérité se cache derrière ces légendes qui reviennent perpétuellement à nos oreilles", et ce qu'il en était réellement de l' "antique sagesse" sensée procurer "à ses adeptes le plus extraordinaire développement des facultés humaines". Au cours de son livre paru (en anglais) après son retour - et constamment réédité depuis, il décrit ses rencontres avec divers "messies, anachorètes, saints, magiciens, yogis et chefs spirituels". Il devint finalement disciple de Ramana Maharshi (d'Arunachala).

Au chapitre XIII de son ouvrage (dont la traduction en français est parue chez Payot en 1946 - et non rééditée depuis), il décrit son séjour à Dayalbagh. "Sa Sainteté Sahabji Maharaj, roi sans couronne de Dayalbagh, la ville des Radha Soamis" y résidait alors.

Sahabji Maharaj était à cette époque le maître d'une des branches officielles de Radhasoami. Par pure coïncidence, il se trouve que Sahabji Maharaj était aussi appelé "Anand Swarup". Il ne faut pas le confondre avec le Swarupanand - lui aussi héritier de Shiv Dayal - et dont Prem Rawat prétend hériter à travers son père, qui était son contemporain, et qui était alors le chef spirituel - tout aussi officiel - d'une autre branche de Radhasoami.

Ce document est intéressant à plus d'un titre.

1/ Il s'agit d'un des rares témoignages disponibles en français - alors qu'il existe une documentation très conséquente en anglais sur la foi Radhasoami. Un autre témoignage intéressant est celui de Sudhir Kakar (psychanalyste Indien pratiquant à Bombay), qui a publié une étude réalisée dans la branche de Sant Mat (Radhasoami) dirigée par Charan Singh (dans Chamans, Mystiques et Médecins. - Enquête psychologique sur les traditions thérapeutiques de l'Inde. La couleur des Idées / Seuil 1997).

2/ Ce document comprend une interview très complète de Sahabji Maharaj, où celui-ci décrit sans détour les divers aspects de la foi qu'il incarne, en répondant aux questions posées par son hôte. Cette foi est la même que celle de Prem Rawat, puisqu'il s'en prétend aussi l'héritier.

3/ Brunton décrit admirablement l'ambiance qui règne dans ce type d'ashram, très semblable à celle qui règne dans ceux - moins peuplés, mais tout aussi vastes - de Prem Rawat en Inde. Santyogashram, l'ashram de Prem Rawat à Mehrauli, dans la banlieue de Delhi, s'étend sur plus de 300 hectares; il peut accueillir plusieurs dizaines de milliers de personnes dans les grandes occasions, quelques dizaines à quelques centaines de personnes y résideraient en permanence, occupées à des tâches essentiellement agricoles; on y trouve une école, une ferme avec des vaches laitières et des champs, des vergers, des potagers, divers ateliers, des logements, un petit haras avec des chevaux de selle, et une vaste résidence luxueuse réservée au gourou.

4/ Ce témoignage aide à comprendre ce que Prem Rawat a essayé d'adapter dans les pays occidentaux. Même si la situation de la mission indienne des années 60/70 n'était pas identique, elle était très similaire - la philosophie de base et l'enseignement étaient identiques (cf. par exemple Antidote to Nuclear Bombs - en anglais).

Dayalbagh s'étendrait toujours sur une superficie de 500 hectares (1200 acres) et l'ashram serait toujours peuplé d'une dizaine de milliers de résidents.

Les dirigeants de la branche Dayalbagh de Radhasoami ont été:
Sahabji (Anand Swarup) Maharaj (1913-1937) qui a créé Dayalbagh vers 1915.
Mehtaji Sahab (1937-1975);
Dr Makund Behari Lal (1975-2002).



 

 

L'Inde Secrète.

Payot, Paris 1946.



Cet ouvrage se trouve encore chez les bouquinistes sans trop de difficultés. Prix moyen: 15 Euros.


LE JARDIN DU SEIGNEUR

Sur le damier que dessinent mes randonnées à travers l'Inde, deux pistes se détachent et convergent vers une petite colonie à peine connue, abritée au cœur d'une ville qui porte le nom poétique de Dayalbagh ou Jardin du Seigneur. L'une d'elles a son point, de départ à Lucknow, pittoresque cité où j'ai eu la bonne fortune de profiter des bons offices de Sunderlal Nigam, guide amical et philosophe. II n'a pas plus de vingt et un ou vingt-deux ans, mais comme beaucoup de ses frères indiens c'est déjà un homme mûr. Nous nous promenons ainsi philosophant parmi les vieux palais des Mogols et avons tout, loisir de méditer sur le destin des anciens rois. Je ne rêve plus que de la splendide architecture indo-persane, avec ses contours gracieux et ses délicats coloris où se révèle le goût raffiné de ses créateurs. Comment oublierais-je ces jours bénis passés à l'ombre des orangers, parure des jardins de Lucknow ?

Nous parcourons les vieux harems où les favorites des rois d'Oudh faisaient parade de leur beauté olivâtre sur les balcons de marbre ou se baignaient dans les vasques d'or. Aujourd'hui les palais sont vides, mais le parfum de leurs jeunes chairs hante encore les salles à jamais désertes.

J'aime surtout la belle mosquée voisine du Pont du Singe. Ses façades toutes blanches brillent comme une féerie sous le soleil ; ses élégants minarets s'élancent vers le ciel comme une prière. A l'intérieur une grande assemblée de fidèles prostrée sur le sol invoque le nom d'Allah sur un rythme monotone. Les brillantes couleurs des tapis de prières ajoutent une note vive au charme de la scène. Qui douterait de la ferveur de ces sectateurs du Prophète pour qui la religion est demeurée une vivante force d'action ?

Tout à la contemplation de ces merveilles, j'écoute cependant les remarques intelligentes et avisées de mon jeune guide, qui sait allier une attitude tout objective à la profondeur d'âme teintée de mysticisme d'un étudiant en Yoga. Il a fallu d'ailleurs de nombreuses rencontres et d'ardentes discussions au cours desquelles je sentais son regard lire dans mes pensées, sonder mes idées et mes croyances, avant que j'apprenne qu'il était membre de la confrérie demi secrète des Radha Soamis.

La seconde piste ne part pas de Lucknow ; elle m'est indiquée par un certain Mallik, un autre membre de la confrérie, grand gaillard fin et clair de teint comme beaucoup d'indiens du Nord. Pendant des siècles ceux de sa race ont vécu dans le voisinage des tribus montagnardes de la frontière qui observaient d'un œil d'envie les possessions de leurs voisins plus favorisés. Mais le gouvernement anglais a mis au pas ces turbulents enfants du désert, non comme autrefois par les armes, mais en les enrôlant à son service.

Mallik a sous ses ordres un certain nombre de ces farouches nomades aujourd'hui assouplis aux travaux de la paix : ils construisent le long de la frontière du nord-ouest des ponts et des routes, des forts et des casernes. La plupart ont gardé leurs fusils, moins par besoin que par habitude.

Mallik fait ainsi de bon mais dur travail près de Dera Ismail Khan, poste avancé de l'Empire. Son caractère combine harmonieusement une robuste confiance en soi, un sain esprit pratique avec la noblesse de l'âme et la profondeur de la pensée ; c'est un homme remarquablement équilibré.

Réticent d'abord comme l'exigent, les traditions du Yoga, il ne se livre que lentement et finit par me confier qu'il a un maître et qu'il va le voir toutes les fois que son service le lui permet. Ce maître, un certain Sahabji Maharaj, est. précisément le chef des Radha Soamis. C'est ce dernier qui, comme me l'avait déjà dit Sunderlal Nigam, a eu l'ingénieuse idée de concilier la discipline du Yoga avec les exigences d'une vie quotidienne organisée à la manière occidentale.

Grâce à l'amabilité de ces deux hommes, je vais donc être l'hôte de Sa Sainteté Sahabji Maharaj, roi sans couronne de Dayalbagh, la ville des Radha Soamis.

Je parcours en auto les quelques milles qui séparent Agra de la colonie, et voici Dayalbagh, le Jardin du Seigneur ! On constate au premier coup d'œil que son fondateur a le souci de maintenir la ville dans un état digne de son nom. On me conduit dès mon arrivée dans une maison où se trouve, paraît-il, l'office privé du maître. La salle d'attente est meublée à l'européenne avec une simplicité raffinée. Cette modernisation est-elle en réalité une réaction ? J'ai rencontré des Yogis dans des huttes de terre sèche, dans des cavernes ou des paillotes humides. au bord des rivières, jamais dans un décor aussi moderne. Quelle sorte d'homme peut bien être le chef de cette curieuse confrérie ?

Je ne reste pas longtemps dans le doute, car je vois la porte s'ouvrir lentement et le grand personnage est devant moi. De taille moyenne, il a la tête enveloppée d'un turban immaculé ; les traits sont fins sans être spécifiquement indiens, le teint plus clair serait aussi bien celui d'un Américain du Sud. Il porte de grosses lunettes et sa moustache est coupée à la moderne. II est vêtu de cette espèce de redingote à haut col et rangée de boutons qui constitue ce que les tailleurs indiens ont trouvé de mieux pour s'adapter à nos modes occidentales.

Son abord est aimable et modeste, plein de dignité et de courtoisie. Les salutations échangées, je crois devoir le complimenter sur le bon goût de l'ameublement. Un large sourire fait briller toutes ses dents:

"Dieu n'est pas seulement amour, il est aussi beauté. Quiconque a le culte de l'Esprit doit avoir le culte de la beauté, non seulement pour lui-même mais aussi pour son entourage."

Son anglais est passable, la voix est nette et chaude.

"II n'y a d'ailleurs dans l'ameublement d'une pièce autre chose que ce que vous voyez et qui est cependant le plus important. Savez-vous que les objets gardent la trace des sentiments et des pensées de ceux qui les possèdent et la réfléchissent à leur tour en radiations invisibles qui affectent à un certain degré celui Qui passe à leur portée ?

- Si je vous comprends, il y aurait donc dans le voisinage de ces objets une effluve magnétique et irradiante qui réfléchirait le caractère de leurs possesseurs ?

- C'est bien cela. La pensée est de nature matérielle, sinon corporelle, et adhère pendant un temps plus ou moins long aux choses dont nous nous servons habituellement.

- C'est une théorie qui peut se soutenir.

- C'est plus qu'une théorie, c'est un fait ! L'homme possède un double plus subtil que son corps physique; et qui contient; des centres d'activité correspondant aux organes de la vie sensorielle. Il peut par leur médium percevoir les forces invisibles, car ils sont, une fois excités, doués de vue psychique."

Mon interlocuteur me demande alors mon impression sur l'Inde. Je ne lui cache pas ce que je pense de la négligence de ses compatriotes à s'assimiler les conquêtes de la science et du progrès modernes qui embellissent notre court passage sur cette terre, leur dédain de l'hygiène, leur attachement fanatique, sous couleur de religion, à de stupides coutumes et à de cruelles pratiques. Je lui dis en toute franchise que l'emprise des prêtres semble avoir littéralement stérilisé son pays. Je lui donne quelques exemples de ce qui se fait d'absurde au nom de la religion, alors que Dieu nous a donné le don d'intelligence. Sahabji Maharaj est tout à fait de mon avis.

"C'est exactement mon programme de réforme que vous venez d'exposer."

- Pour tout, dire il me semble que beaucoup d'Indiens attendent passivement que Dieu fasse pour eux ce qu'ils seraient fort capables de faire par eux-mêmes.

- C'est tout à fait juste ; pour bien des Hindous la religion est un paravent commode à couvrir quantité de choses qui n'ont rien à faire avec elle. Le pire est qu'une religion ne reste guère dans son état de pureté originelle et ne garde sa force vive que pendant un demi-siècle. Ensuite elle commence à dégénérer en simple philosophie ; ses adeptes n'ont plus l'esprit religieux ; ils font des phrases. Au dernier stade, et c'est la phase la plus longue, elle tombe entre les mains des faux prêtres, et c'est alors l'hypocrisie qui est acceptée comme religion."

Au moins voilà des paroles franches auxquelles j'adhère sans réserves !

"A quoi bon disputer du ciel et de l'enfer, de Dieu et de ses attributs ? L'humanité ne vit pas sur le plan métaphysique mais sur celui du réel. Tâchons donc avant tout de rendre cette vie plus heureuse et plus belle.

-- C'est pour cela que j'ai voulu vous voir. Vos disciples sont des gens très bien, pratiques autant que des Européens d'aujourd'hui, ne faisant point parade de religion et vivant d'une vie saine tout en observant les préceptes du Yoga avec une parfaite fidélité."

Ces paroles, ont le don d'amener un sourire sur les lèvres de Sahabji.

"Je suis heureux que vous vous en soyez aperçu. En mettant en pratique à Dayalbagh cette conception de la vie active je m'efforce de prouver au monde que l'homme peut jouir de tous les bienfaits de la vie spirituelle sans se retirer dans des cavernes, qu'il peut atteindre la plus haute perfection du Yoga sans se dérober aux tâches de ce monde.

- Si vous réussissez, vous relèverez l'Inde et ses enseignements dans l'estime du monde.

- Et nous réussirons, croyez-le. Laissez-moi vous raconter une histoire. Quand je vins ici inaugurer ma colonie, mon plus grand désir était d'y planter beaucoup d'arbres. Mais on vint me dire que c'était peine perdue dans ce sol aride et sablonneux. La Jumna ne coule pas très loin d'ici et Dayalbagh est construite sur un de ses anciens lits. Nous ne nous y connaissions pas et ce n'est qu'après maintes expériences infructueuses que nous trouvâmes les espèces capables de prospérer dans ce sol ingrat. Presque tous les arbres plantés la première année périrent. Un cependant résista. Nous poursuivîmes nos efforts et aujourd'hui voyez ! Nous avons neuf mille arbres en pleine prospérité à Dayalbagh. Je vous raconte cela comme le symbole de la conception que nous avions de notre tâche. Nous avons trouvé ici le sol nu et de si peu de valeur que sans. nous il ne se serait jamais trouvé un acheteur. Voyez ce que nous en avons fait !

- C'est donc une nouvelle Arcadie que vous voulez édifier aux portes d'Agra ?"

Comme il rit à cette remarque, j'en profite pour lui demander à visiter la ville.

"Certainement; je vais arranger cela tout de suite. Quand vous aurez visité Dayalbagh, vous me comprendrez mieux. Quand vous les aurez vues mises en pratique, mes idées s'éclaireront d'elles-mêmes."

Là-dessus il sonne comme dans le plus moderne des bureaux, et quelques minutes après, je commence ma tournée d'inspection parmi les rues en achèvement et les usines. Mon guide est le capitaine Sharma, ancien médecin dans l'année, qu'il a quittée pour se consacrer entièrement à l'œuvre de son maître. Lui aussi, je m'en rends compte tout de suite, présente une heureuse combinaison de réalisme occidental et de profonde et sincère spiritualité.

Une avenue luxuriante donne accès à Dayalbagh. La ville est extrêmement propre. Toutes les rues sont ombragées de grands arbres. De beaux jardins ornent la place principale. Mon guide me dit à son tour que ces plantations ont dû être conquises sur un sol désertique. Un mûrier planté par Sahabji Maharaj en 1915, à l'époque où il inaugura la colonie, est le vivant symbole de sa conception de l'urbanisme. Le quartier industriel est formé par un groupe de manufactures quia reçu le nom d' "industrie modèle". Ces ateliers sont clairs, aérés, spacieux et témoignent d'un grand souci de l'hygiène.

Nous visitons d'abord la fabrique de chaussures. Les ouvriers au teint bronzé travaillent parmi le bourdonnement des courroies et des machines et me semblent aussi experts en leur art que leurs lointains camarades de Northampton. Le directeur me dit qu'il a fait un stage en Europe pour s'initier aux méthodes modernes de fabrication et qu'il a ensuite formé des apprentis. Les produits fabriqués assurent d'abord les besoins de Dayalbagh et d'Agra et le reste est exporté. Des maisons de vente sont ouvertes dans les grandes villes sur le modèle des magasins à succursales multiples.

L'usine d'après est un tissage. Il produit en série des cotonnades et des soieries. Puis je vois une fabrique de machines-outils, une forge et une fonderie où un énorme marteau-pilon scande le rythme de l'industrieuse cité. Un peu plus loin, une fabrique de balances, d'instruments scientifiques et d'appareils de laboratoire a obtenu pour la qualité de ses produits le patronage du Gouvernement de l'Inde. J'assiste en passant aux délicates opérations de dorure et de nickelage par l'électrolyse. D'autres manufactures produisent des ventilateurs, des phonographes, de la coutellerie, de l'ameublement. Un mécanicien a découvert un nouveau type de phonographe qui sera prochainement mis en application.

Je trouve même une fabrique de stylographes ! C'est la première qui existe aux Indes et ce n'est pas sans de nombreux tâtonnements qu'ils réussirent à mettre au point le premier modèle. Leurs efforts n'ont échoué que sur le fixage de la pointe en iridium. Ils gardent l'espoir de découvrir le procédé mais sont obligés, en attendant, d'envoyer les plumes à terminer en Europe.

L'imprimerie de Dayalbagh pourvoit à tous les besoins commerciaux et intellectuels du pays. On me montre des modèles d'impression en hindou, urdu et anglais. Un petit hebdomadaire, le Prem Pracharak, y est édité et le service en est fait à tous les Radha Soamis habitant dans les différentes régions de l'Inde.

Je ne dirai pas des ouvriers qu'ils sont satisfaits : ils sont enthousiastes. Non seulement ils ne sont pas syndiqués, mais le seul esprit syndicaliste apparaîtrait ici comme une monstruosité. Chacun s'acquitte de la tâche qui lui est assignée, à tous lés niveaux, non comme d'un travail mais comme d'un plaisir. La ville a sa station électrique qui distribue la force motrice aux usines, actionne les ventilateurs et éclaire toutes les maisons sans le moindre compteur, aux frais de la communauté.

La section d'agriculture comprend une petite ferme aménagée à la moderne et dont le développement n'est qu'à ses débuts. Elle possède un tracteur et une charrue à vapeur. Elle produit principalement des légumes et du fourrage. Ce qui m'a paru le plus remarquable est la laiterie. Je n'ai rien vu de pareil aux Indes. On la croirait construite pour une exposition. Le bétail fait contraste avec les pauvres bêtes qu'on rencontre sans aller plus loin qu'Agra. Les étables sont d'une méticuleuse propreté et le rendement en lait est supérieur à celui de toutes les laiteries indiennes. Une usine de pasteurisation et un frigorifique y sont annexés. Une baratte électrique complète ce bel ensemble, dont tout le mérite revient à un fils de Sahabji Maharaj, jeune homme actif et énergique qui a visité les centres de production les plus modernes d'Angleterre, de Hollande, du Danemark et des Etats-Unis avant de procéder à cette installation.

L'approvisionnement en eau potable apparut, dès le début, comme un problème difficile. Un canal d'irrigation et une usine élévatoire furent construits, mais l'accroissement de la consommation força Sahabji Maharaj à demander l'aide des ingénieurs du Gouvernement qui pratiquèrent un forage avec succès.

La colonie possède sa banque, la "Radha Soami General and Assurance Bank, Limited". Elle a un capital autorisé de deux millions de roupies et administre les finances de la ville en même temps que les comptes privés. L'Institut Universitaire Rahda Soami, situé en plein centre de la ville, en est peut-être le plus bel édifice. Un architecte européen ne trouverait rien à critiquer à sa façade de briques rouges, longue de deux cents pieds, à ses fenêtres en plein cintre à encadrement de marbre blanc. Des jardins fleuris entourent l'édifice. Cette école toute moderne reçoit plusieurs centaines d'élèves ; l'enseignement y est donné par trente-deux professeurs, tous jeunes, idéalistes et enthousiastes, entièrement dévoués à leur tâche et, à leur maître. Le niveau des études est très élevé. L'enseignement religieux ne s'occupe dire d'élever l'âme sans être rattaché à aucun dogme. Sahabji Maharaj visite fréquemment l'école et fait une allocution aux élèves tous les dimanches. La pratique des sports est encouragée, une bibliothèque de sept mille volumes et un curieux petit musée complètent l'institution.

Le collège de jeunes filles est fondé sur les mêmes principes. Il s'efforce de réagir contre l'ignorance dans laquelle la femme indienne a été tenue au cours des siècles et jusqu'à nos jours.

Un Institut Technique a été récemment érigé. Il comporte des sections de mécanique, d'électricité et d'automobile et forme des mécaniciens et des contremaîtres. Les élèves font des stages dans les usines, où des machines spéciales et des bancs d'essai ont été aménagés à leur intention. Des pensions de famille ont été annexées aux trois collèges.

Le "Building Department" établit les plans et préside à la construction des édifices publics. Chaque rue a son caractère architectural propre, la préoccupation d'urbanisme est évidente. Le futur propriétaire est libre de choisir le style de sa maison dans les séries établies ou approuvées par l'office au nombre de quatre, et dont les prix sont fixés d'avance. L'acheteur paie le prix de la construction plus un léger pourcentage pour l'office.

Inutile d'ajouter qu'il existe à Dayalbagh un hôpital et une maternité. L'esprit public présente une parfaite homogénéité, au point que l'agent de police lui-même, très bien stylé, est membre du Radha Soami. Sa présence peut paraître piquante dans un pays d'un niveau moral aussi élevé, mais je suppose qu'il est là surtout pour défendre la ville contre l'intrusion des indésirables venus du dehors.

Je profite de la première minute que Sahabji Maharaj a à me consacrer pour aller lui payer mon tribut d'admiration.

"Mais, lui dis-je, comment arrivez-vous à financer une telle œuvre au cœur d'un pays si arriéré ?

- Vous aurez l'occasion de le voir par vous-même. Nos membres financent eux-mêmes leur colonie. Ils ne subissent aucune pression, aucune cotisation fixe ne leur est. demandée, ils considèrent comme un devoir de contribuer chacun selon ses moyens à la prospérité de Dayalbagh. Au début, naturellement, nous dépendions surtout de ces contributions volontaires, mais mon but est, d'arriver à nous suffire à nous-mêmes, et je n'aurai de repos que quand nous aurons conquis notre complète indépendance.

- Vous avez certainement de riches mécènes derrière vous ?

- N'en croyez rien, les Soamis riches peuvent se compter sur les doigts. Nos membres sont presque tous de modeste condition, presque tous ont dû faire preuve de beaucoup d'abnégation en venant à nous. Par la grâce de notre Père Suprême nous avons pu consacrer des centaines du milliers de roupies à notre œuvre. L'avenir de la colonie est assuré, ses revenus s'accroissent avec le nombre de ses membres, de sorte que nous sommes sûrs de ne jamais manquer d'argent.

- Combien de membres comptez-vous actuellement ?

-- Plus de 110.000, mais quelques milliers seulement se sont installés ici. Notre confrérie a déjà près de soixante-dix ans d'âge, mais elle n'a vraiment pris de l'extension qu'au cours des vingt dernières années, et notez-le, sans aucune propagande, car notre société est à demi secrète. Par une action publique et une propagande appropriée nous pourrions décupler le nombre de nos membres. Ceux-ci sont répartis dans l'Inde entière, ils considèrent Dayalbagh comme leur métropole et ils y viennent aussi souvent qu'ils le peuvent. Ils sont organisés en groupes locaux, qui se réunissent chaque dimanche à l'heure même où nous nous assemblons à Dayalbagh."

Sahabji s'arrête pour essuyer ses lunettes et continue:

"Réfléchissez : quand nous avons inauguré cette colonie nous disposions en tout et pour tout de cinq mille roupies épargnées dans cette intention. Nous ne possédions originairement que quatre acres de terrain. Aujourd'hui Dayalbagh s'étend sur plusieurs milliers d'acres. Cela s'appelle-t-il réussir ?

- Jusqu'où pensez-vous aller dans cette voie ?

- Quand nous aurons ici dix à douze mille habitants nous nous en tiendrons là. Je ne me soucie pas d'imiter vos monstrueuses agglomérations, où la qualité est forcément sacrifiée à la quantité. Ce que je veux édifier c'est une cité-jardin dont les habitants puissent travailler en paix et vivre heureux avec l'espace et l'air nécessaires. Dans quelques années Dayalbagh sera une communauté modèle, un peu selon la conception de la "République" de Platon, où j'ai été heureusement surpris de trouver une grande partie des idées que je m'efforce de réaliser ici. Elle servira alors de modèle à des communautés semblables que j'ai l'intention de créer dans les autres parties de l'Inde à raison d'une au moins par province. J'apporterai ainsi une solution personnelle à bien des problèmes sociaux.

-- Vous orientez donc l'Inde vers le développement industriel ?

- Certainement, parce qu'elle en aura le plus grand besoin. Seulement je ne la laisserai pas s'enfoncer jusqu'au cou dans le progrès matériel comme vous faites en Occident. L'Inde doit être réédifiée sur une base économique qui la sauve du paupérisme mais en excluant la lutte entre le capital et le travail qui accompagne chez vous le progrès social.

- Et comment vous y prendrez-vous ?

- En visant au bien-être des individus, non pas aux dépens de la communauté mais comme la conséquence du bien-être général. Nous travaillons d'après le principe de la coopération, dans lequel chacun place l'intérêt de Dayalbagh au-dessus de son intérêt propre. Nos pionniers travaillent pour un salaire moindre que celui qu'ils pourraient obtenir ailleurs, et ils le font volontairement, joyeusement, parce que ce ne sont pas des ouvriers ignorants, mais des hommes conscients et éduqués. Le rendement est meilleur parce que nous nous inspirons non de motifs matériels, mais de motifs spirituels qui président à tous nos efforts. Quelques-uns parmi nous qui sont en situation de le faire nous donnent même leurs services gratuitement. C'est assez vous dire l'ardeur de leur enthousiasme. J'espère d'ailleurs pouvoir les dispenser de ce sacrifice lorsque nous aurons mené notre oeuvre à bonne fin, mais reconnaissez que le seul souci de cultiver les forces spirituelles a amené ici tout ce monde, et c'est là aussi l'objet fondamental de notre confrérie. Supposons que vous veniez ici et vous joigniez à nous, vous devriez gagner disons mille roupies par mois, vous n'en recevriez que le tiers parce que nous ne sommes pas en mesure de payer de hauts salaires. Mais peu à peu vous arriveriez à vous construire une maison, vous pourriez fonder un foyer. Si, par contre, vous ne vous préoccupiez que du côté matériel de l'existence et perdiez de vue l'idéal spirituel qui nous anime, la voie que vous auriez choisie ne serait déjà plus la nôtre, car par-dessus l'activité pratique dont vous venez d'être témoin nous nous efforçons de ne jamais perdre de vue le motif central qui est la raison d'être de notre confrérie.

- Je comprends.

-- Surtout ne nous considérez pas comme des socialistes au sens européen parce que nos industries, nos fermes et nos établissements d'instruction sont la propriété de la communauté. Cette forme de la propriété s'étend même au terrain et aux immeubles. Vous pouvez vous construire une maison, elle ne sera à vous qu'autant que vous l'occuperez. Sous cette réserve il vous est loisible de posséder, d'économiser ici ou ailleurs : ce qui est à vous reste à vous. C'est par là que nous nous séparons radicalement des tyrannies du socialisme à la manière occidentale. Tous nos biens communaux et tous les dons volontaires sont considérés comme des dépôts et administrés dans un esprit parfaitement désintéressé. Tout est subordonné à notre idéal spirituel. Cette administration est contrôlée par un corps de quarante-cinq membres représentant les diverses provinces de l'Inde et qui se réunissent, deux fois par an pour examiner les comptes et réviser le budget. L'expédition des affaires courantes et le contrôle général sont confiés aux soins d'un comité exécutif de onze membres.

- Vous disiez tout à l'heure que vous présenteriez un jour Dayalbagh comme la solution ou une solution des problèmes de notre temps. Or, je ne vois toujours pas comment votre œuvre résout le problème économique qui est aujourd'hui à la base de tout."

Sahabji Maharaj sourit:

"L'Inde peut apporter sa contribution aussi sur ce point. Laissez-moi vous exposer un plan que nous avons récemment mis en train dans le but de hâter la réalisation de nos projets. Ce plan, à mon avis, renferme des principes économiques et sociaux d'importance capitale. Nous avons constitué un fonds successoral qui sollicite des dons de nos membres capables de souscrire des sommes de mille roupies et au-dessus. Tout souscripteur reçoit un intérêt annuel de 5 %. A sa mort la même annuité est payée à sa veuve, à ses enfants ou à toute autre personne désignée par lui. Le bénéficiaire a les mêmes droits que le souscripteur primitif. Toutefois, le paiement de l'annuité cesse à la troisième génération. Le souscripteur du début peut toujours en cas de besoin racheter tout ou partie de sa souscription. Ainsi des centaines de milliers de roupies afflueront dans nos caisses sans peser d'un poids trop lourd sur les membres de notre confrérie puisqu'un revenu raisonnable leur est garanti en échange de cette souscription.

-Je conclus que vous vous efforcez de trouver un moyen terme entre les inconvénients du capitalisme et les rêveries des socialistes. En tout cas je souhaite que vous réussissiez comme vous le méritez."

Il est certain, je le comprends maintenant, que Dayalbagh a son avenir assuré grâce aux ressources de ce fonds successoral appelé à grossir constamment avec les donations qui vont continuer à affluer et les bénéfices de ses industries arrivées au stade de productivité.

Des hommes politiques indiens des plus connus suivent notre expérience avec intérêt. II en est venu ici plusieurs, certains opposés à nos idées y apportant un esprit critique en éveil. Dans le monde moderne les Indiens comptent parmi les peuples les plus pauvres, et leurs guides naturels sont à court de panacées. Gandhi est venu et s'est longuement entretenu avec moi, il voulait me rallier à sa campagne politique, j'ai refusé. On ne fait pas de politique à Dayalbagh. Nous ne nous attachons qu'aux moyens pratiques, efficaces ; et n'ayant rien à faire avec les visées politiques de Gandhi, je considère en outre ses idées économiques comme de pures fantaisies sans valeur pratique.

- Il est, je crois, l'ennemi de la machine, bonne selon lui à être jetée à la mer ?

- L'Inde ne peut ni ne doit retourner en arrière, elle doit au contraire marcher de l'avant, elle ne recouvrera sa prospérité qu'en développant les éléments sains de civilisation et, de progrès qu'elle renferme. Mes compatriotes feraient mieux de prendre des leçons des Américains et des Japonais. Comment voulez-vous que le vieux tisserand et le métier à mains luttent contre la concurrence de l'outillage industriel moderne ?"

Des leçons de l'Amérique ? N'est-ce pas un véritable Américain dans une âme d'Hindou que j'ai devant moi, esprit vif, tempérament d'affaires objectif et précis ? Comment ne pas être séduit par ce bon sens, ce sain équilibre, qualités si rares sur ce continent ?

Caractère tout en contrastes d'ailleurs. Guide et chef accepté de plus de cent mille individus qui pratiquent. sous sa direction spirituelle la plus curieuse forme de Yoga, en même temps qu'animateur d'une ville industrieuse et bourdonnante d'activité, génie lumineux et fécond, je ne crois pas qu'il ait son pareil aux Indes, ni probablement dans le monde. Mais sa voix de nouveau interrompt mes réflexions.

"Vous n'avez encore vu que deux des aspects de notre vie. Or la nature de l'homme est triple : il y a le corps, il y a l'esprit, il y a l'âme. Nous avons nos ateliers et nos fermes pour le corps, nos établissements d'instruction pour l'esprit, nous avons enfin, pour la vie spirituelle, nos assemblées. Nous visons par ces trois modes d'activité au développement complet et harmonieux de l'individu. Bien entendu, c'est à l'âme que nous donnons la première place et tous les membres de notre confrérie s'exercent à la pratique individuelle du Yoga où qu'ils soient.

- Pourrais-je assister à une de vos assemblées ?

- Avec plaisir. Quand vous voudrez."

La vie spirituelle de Dayalbagh commence à six heures du matin, à l'heure où l'aurore chasse l'obscurité de la nuit, où les oiseaux chantent leur hymne matinal au soleil. Je suis mon guide vers une immense tente où se presse déjà une foule de gens qui déposent au vestiaire leurs souliers ou leurs sandales. Je fais comme eux et j'entre à mon tour.

Sa Sainteté Sahabji Maharaj est assise sur une plate-forme élevée qui occupe le centre de ce hall improvisé. Des centaines de fidèles accroupis en cercle forment autour de lui comme un tapis mouvant. Tous les yeux sont tournés vers le maître. Je me fraie un chemin jusqu'au pied de cette estrade et m'insinue du mieux que je puis dans l'étroit espace. Bientôt deux hommes se lèvent au fond de la tente et entonnent un chant monotone, doux à l'oreille, qui dure environ quinze minutes, va decrescendo et s'éteint, laissant sur les auditeurs une impression d'apaisement.

Je jette un coup d'œil autour de moi. Toute l'assemblée est immobile et muette, comme plongée dans la méditation ou la prière. Des lèvres de Sahabji lui-même aucun mot encore n'est tombé. Son visage est plus grave que d'habitude, son air alerte et vif a disparu, son esprit semble plongé dans une contemplation sereine. Quelles pensées se croisent sous ce turban, quelle responsabilité pèse sur ces épaules - devant tout un peuple qui voit en son chef le lien sacré qui le rattache à une vie plus sublime ?

Le plus profond silence règne encore pendant une demi-heure. Vers quelles régions à jamais fermées à notre scepticisme l'esprit de ces Orientaux s'est-il replié ? Je sais pourtant que leur contemplation n'est que le prélude d'une activité intense et féconde dont, le bourdonnement emplira bientôt la ville. Rien de plus : nous retrouvons nos souliers et nous dispersons.

Je passe la matinée à causer avec de nombreux Radha Soamis, habitants de la ville ou visiteurs de passage, car un grand nombre d'entre eux parlent un bon anglais. Ce sont des gens enturbannés du Nord-Ouest, des Tamils du Sud aux cheveux nattés, d'alertes petits Bengalis de l'Est et de ces faces barbues qu'on voit dans le Centre. Tous ont l'air de dignité consciente d'hommes qui ont su concilier leurs aspirations spirituelles avec les exigences d'une vie laborieuse. Leur esprit plane à des hauteurs sublimes, ils n'en gardent pas moins un pied solidement appuyé sur le sol et il n'est ville qui ne doive s'enorgueillir de posséder de tels citoyens. Je les aime et je les admire. Voilà enfin des gens qui savent ce qu'ils veulent !

Une assemblée de moindre importance se tient dans l'après-midi. Elle est surtout consacrée aux membres de passage. On y discute leurs affaires personnelles, on répond à leurs interrogations, on traite également de questions d'ordre général. Sahabji Maharaj est un homme de ressources: il n'est, jamais pris de court. II fait face sans hésiter aux problèmes matériels et spirituels les plus variés, les plus inattendus, et on peut s'en reposer sur ses réponses. Il sait allier une parfaite modestie à une grande assurance et à un sens de l'humour étonnant chez un homme de cette sorte.

Le soir, troisième réunion. Tout est fermé en ville et la grande tente est de nouveau pleine de gens. Sahabji Maharaj est à sa place sur l'estrade. Des adeptes en grand nombre défilent et déposent à ses pieds leur contribution au fonds d'administration. Deux membres du Comité enregistrent ces dons. Le moment principal de la réunion est celui où le chef de la communauté prononce son allocution. Les fidèles l'écoutent avec une attention profonde.

Il est éloquent, son langage est vivant et, coloré et sa voix part du cœur. Son enthousiasme est communicatif et l'on sent l'émotion gagner tous ses auditeurs.

Cet office du soir dura presque deux heures et le même programme est suivi chaque jour. Il donne une haute idée des réserves de forces spirituelles qui permettent à Sahabji Marahaj de le maintenir sans difficulté ni défaillance. Nul ne connaît d'avance le thème de son allocution. Etonné d'une telle abondance je ne puis m'empêcher de le questionner à ce sujet:

"Au moment où je prends place sur l'estrade, j'ignore totalement moi-même ce que je vais dire. Quand je prononce une phrase j'ignore ce que sera la phrase suivante et je sais encore moins comment je conclurai. Je m'en remets entièrement au Père Suprême, j'attends son inspiration, j'écoute ses ordres, je suis en vérité entre ses mains."

Le sujet de sa première allocution semblait justement fait pour moi. Il s'agissait de la nécessité de trouver un maître. Un jour que nous étions assis ensemble sur le gazon, je ne pus me tenir de m'en confier à lui.

"Un guide spirituel est absolument indispensable. Dans le domaine spirituel, ne s'en remettre qu'à soi est une chose impossible.

- Mais vous, en avez-vous eu un ?

- Certainement. Et il m'a fallu quatorze ans pour le trouver !

- Quatorze ans l Et vous ne regrettez pas votre temps ?

- Ma recherche aurait duré vingt ans que ce ne serait pas du temps perdu. Je n'ai pas toujours été croyant ; au début j'étais aussi sceptique que vous, mais mon désir de trouver un maître qui me montrât le chemin était si grand que j'ai bien cru désespérer. J'étais jeune et passionné de vérité. Je demandais la lumière au ciel, aux objets inanimés, à toute la nature. Je pleurais comme un enfant. Finalement je n'y tins plus. Je résolus de ne plus prendre de nourriture, dussé-je en mourir, jusqu'à ce que le Tout-Puissant m'ait montré la voie de l'illumination. J'en vins à lie plus pouvoir fournir le moindre travail. La nuit qui suivit ma décision, j'eus une vision : un maître m'apparut et se révéla à moi. Je lui demandai où il vivait. Il me répondit:

"Allahabad. Vous connaîtrez plus tard le lieu exact de mon séjour". Le lendemain j'en parlai à un ami que je savais être de cette ville. Il s'y rendit et en revint avec la photographie d'un groupe de gens parmi lesquels il me demanda si je reconnaissais celui qui m'était apparu. Je le lui désignai sans hésitation. Mon ami m'expliqua alors qu'il existait à Allahabad une société demi secrète dont cet homme était le maître. Je me mis aussitôt en rapport avec lui et devins son disciple.

- Ce que vous me dites là est étonnant !

- Même si vous entreprenez l'étude du Yoga par vos propres moyens, dites-vous bien que le jour où votre prière sera entendue est celui qui vous conduira vers un maître. II n'y a pas d'échappatoire possible. Il vous faut un guide et vous trouverez si vous avez la volonté de trouver.

- Bien, mais comment reconnaît-on le maître ?"

Son visage se détend, ma question a plutôt, l'air de l'amuser.

"Le maître connaît d'avance le disciple appelé à venir à lui, il l'attire par son pouvoir magnétique, qui le place sur la route tracée par son destin ; le résultat est assuré."

Nous ne sommes plus seuls. Un par un des gens fort divers d'aspect se sont rassemblés autour de nous et bientôt ce n'est plus un auditeur mais plusieurs douzaines qu'a Sahabji Maharaj. Pour le moment c'est moi qui reprends la parole.

"J'ai essayé de me faire une idée nette de vos doctrines, mais ce n'est pas une mince besogne. Un de vos disciples m'a prêté les écrits d'un de vos prédécesseurs dans la confrérie, Sa Sainteté Brahm Sankar Misra, mais ma tête éclate à ce travail."

Sahabji rit franchement à cette déclaration.

"Pour comprendre nos vérités il faut d'abord que vous pratiquiez notre Yoga. Son exercice quotidien est beaucoup plus important à nos yeux que l'enseignement théorique. Je regrette de ne pouvoir vous exposer dans le détail nos méthodes de méditation, car elles ne sont communiquées qu'aux novices acceptés et qui ont fait vœu de secret. Ce que je puis vous dire est qu'elles ont à leur base le "Son du Yoga", ou comme nous disons entre nous, " l'art d'écouter le son intérieur ".

- Les livres que j'étudie disent en effet que ce son est la force créatrice qui a appelé l'univers à l'existence.

- Matériellement parlant, votre interprétation est correcte, mais il faudrait plutôt dire que le Son a été la première manifestation d'activité de l'Etre Suprême au commencement du monde. L'univers n'est pas le produit de forces aveugles. Ce Son divin est connu de notre confrérie et peut être transcrit phonétiquement. Nous croyons que les sons portent la marque de la source qui les a émis, de la force qui les a créés. Aussi, si l'un de nos adeptes prête attention au son divin qui est en lui, sous le contrôle du corps, de l'esprit et de la volonté, il s'élèvera par là même dès qu'il le percevra à la félicité et à la connaissance de l'Etre.

- Ce son ne serait-il pas simplement le battement du sang dans les artères ? Quel autre son pourrions-nous percevoir intérieurement ?

- Vous oubliez qu'il ne s'agit, pas d'un son matériel, mais bien spirituel. L'énergie perçue comme son sur le plan matériel n'est que le reflet d'une force plus subtile dont l'action a créé l'univers. De même que vos savants ont transformé la matière en électricité, de même nous pouvons suivre la force perçue sous forme de son sur le plan matériel jusqu'à un degré de vibration qui n'est plus perceptible à l'oreille parce qu'il est transposé sur le plan spirituel. Le son porte en lui l'influence de la région d'où il émane, de sorte qu'en concentrant votre attention d'une certaine manière vous arriverez un jour à entendre le verbe mystique émis lors du premier soulèvement du chaos primitif et qui forme le véritable nom du créateur. L'écho de ce verbe se répercute dans l'âme de l'homme, il s'agit de le capter par le médium de notre pratique secrète du Yoga ; le suivre ensuite jusqu'à son foyer originaire est proprement se transporter au paradis. L'homme qui observe scrupuleusement. les commandements du Radha Soami s'abîmera dans l'extase totale jusqu'au moment où résonnera au fond de son être l'écho de ce son mystique.

- Voilà qui est au moins nouveau !

- Pour l'Occident, mais non pour l'Inde. Kabir enseignait le Son du Yoga à Bénarès dès le XVe siècle.

- Je ne sais vraiment que dire.

- Où voyez-vous une difficulté ? Vous admettez probablement qu'une certaine forme de son - de musique si vous voulez - peut plonger l'homme dans un état d'émotion à demi extatique. Pourquoi ne serait-ce pas vrai à plus forte raison de la musique intérieure, de la musique céleste ?

- Soit, mais encore faudrait-il prouver que cette musique intérieure existe."

Sahabji hausse les épaules.

"Les arguments ne me manqueraient pas pour vous convaincre, mais j'imagine qu'il vous faut plus que cela. Car comment par le simple raisonnement prouver le fait métaphysique ? Il est absolument naturel que le cerveau humain ne puisse rien percevoir sans préparation au delà du monde physique. La meilleure preuve, la preuve immédiate de la vérité spirituelle est dans l'enseignement et la pratique du Yoga. Je vous certifie que le corps humain est capable de fonctions beaucoup plus élevées que celles que nous lui faisons communément remplir, que nos centres cérébraux sont en relation avec des modes plus subtils de l'Etre, qu'un entraînement adéquat est susceptible d'exciter ces centres et de leur permettre de percevoir directement ces modes plus subtils, et qu'enfin le plus important, de ces centres nous rend capables de parvenir à la conscience divine.

- S'agit-il des centres cérébraux connus des anatomistes ?

- En partie. Mais ceux-ci ne sont comme organes physiques que les supports de centres plus subtils qui sont eux-mêmes le siège de notre véritable activité. Le plus important de ces centres est la glande pinéale : elle est le siège de l'entité spirituelle de l'homme. Piquez ce point et la mort est instantanée. C'est vers cette glande que convergent les courants spirituels qui affluent par les nerfs auditif, optique, olfactif et autres.

- Je vous accorde que la fonction de cette glande demeure une énigme pour les physiologistes.

- Cela n'a rien d'étonnant si l'on considère qu'elle est le foyer de l'entité spirituelle qui donne la vie au corps et la personnalité à l'esprit. Quand cette entité spirituelle se retire de la glande pinéale, les conditions du rêve, de l'extase se trouvent réalisées, mais quand elle abandonne définitivement la glande, c'est la mort immédiate. Le corps humain étant un abrégé de l'univers en ce sens que tous les éléments employés dans la création y sont représentés en miniature, si vous voulez, et ayant en outre des liens avec les sphères plus subtiles de l'esprit, il n'y a rien d'impossible à ce que cette entité atteigne les plus hauts sommets du monde spirituel. Lorsqu'elle quitte la glande pinéale, son passage à travers la substance grise du cerveau la met en contact avec la zone de l'esprit universel et son passage à travers la substance blanche exalte sa faculté consciente jusqu'à la perception des plus hautes réalités spirituelles. Pour atteindre toutefois à la conscience immédiate, il est nécessaire que toutes les activités sensorielles soient suspendues afin que la porte soit fermée à toute excitation extérieure. C'est pourquoi l'essentiel de notre pratique du Yoga consiste en un effort de concentration qui tourne en dedans toute l'attention de l'esprit et l'écarte du milieu ambiant, jusqu'à ce que l'état de pure contemplation soit obtenu."

Pour moi, le regard perdu, j'essaie de comprendre et de m'assimiler ce flot d'idées abstraites exprimé d'une voix douce et monotone, presque suave. Tout un peuple s'est maintenant rassemblé autour de nous et semble prendre grand intérêt à la conversation. La tranquille assurance du maître m'impressionne, mais...

"Vous dites que le seul moyen de vérifier vos assertions est la pratique de votre Yoga. Mais vous la tenez jalousement secrète.

- Non, il suffit de demander son admission dans notre confrérie et d'être reçu pour être initié à nos méthodes.

- Vous ne pouvez donc pas me donner une preuve quelconque, tirée de votre expérience personnelle ? Je ne demande qu'à croire.

- Venez à nous d'abord.

- Je regrette, mais je ne le puis. Je suis ainsi fait que j'ai besoin de la preuve avant de croire."

Sahabji fait un geste d'impuissance

"Que puis-je dans ces conditions ? Nous sommes entre les mains de notre Père Suprême."

Les jours suivants, j'assiste aux réunions comme si j'étais membre de la confrérie, j'écoute et je médite, j'interroge qui bon me semble et j'en profite pour étudier dans la mesure où elles me sont accessibles les parties du Radha Soami qui concernent l'univers et l'homme.

Souvent l'après-midi je vais me promener avec un disciple à un mille ou deux de Dayalbagh, là où commence la jungle, ou bien nous allons nous asseoir sur les rives de la Jumna. Du haut du talus escarpé nous suivons du regard à travers la plaine le cours de ses eaux tranquilles. De temps en temps un grand vautour plane les ailes étendues au-dessus de nos têtes. La Jumna ! C'est sur ses rives que le dieu Krishna folâtrait parmi les bergères et les charmait de sa flûte et de ses caresses. On comprend qu'il soit resté un des deux les plus aimés du panthéon hindou.

"Jusqu'à ces dernières années, murmure mon compagnon, ces lieux étaient le repaire des bêtes féroces qui venaient rôder le soir à l'endroit même où est bâtie Dayalbagh. Aujourd'hui, elles s'en écartent soigneusement."

Après un instant de silence il reprend:

"Vous êtes le premier Européen qui assistiez à nos assemblées, mais vous ne serez pas le dernier. Nous apprécions la sympathie et la compréhension que vous nous avez témoignées. Pourquoi ne venez-vous pas résolument à nous ?

- Parce que je n'ai pas la foi. Parce que je sais qu'on finit fatalement par croire à ce à quoi on a envie de croire.

- Enfin vous aurez toujours profité de ce séjour auprès de notre maître. Je ne veux pas avoir l'air de faire pression sur vous. Nous ne recherchons pas les prosélytes, et nos membres ne sont même pas autorisés à faire de l'apostolat.

- Alors, comment avez-vous connu l'existence de la société ?

- Très simplement. Mon père en est membre. Il n'habite pas Dayalbagh, mais y vient en visite de temps en temps. Il m'a emmené plusieurs fois avec lui sans jamais essayer de me convertir. Il y a quelque deux ans je me suis mis à réfléchir sur ces problèmes, j'ai questionné des amis, j'ai questionné mon père et ce qu'il m'a dit des enseignements du Radha Soami me décida en faveur de cette doctrine. Je fus reçu et le temps n'a fait que m'affermir dans ma foi. Ce fut une bonne fortune pour moi si l'on considère que d'autres passent. leur vie entière à chercher avant de trouver.

- Comme vous avez raison et quel dommage que je ne puisse secouer le doute qui m'oppresse aussi facilement que vous !" Mon compagnon ne répond pas. Je suis des yeux les eaux d'un bleu profond de la Jumna et m'abandonne peu à peu à la rêverie. Toute la pensée indienne est colorée de foi savante ou naïve et repose sur un postulat inébranlable, une religion, une croyance, une révélation quelconque. Si elle ne peut s'en passer, elle ne fait non plus aucune discrimination entre elles : toutes sont représentées dans le panthéon hindou, des plus grossières aux plus sublimes. Je me souviens d'un petit temple rencontré un jour au bord du Gange. Ses piliers et ses murs étaient couverts de fresques et de bas-reliefs représentant des scènes érotiques à faire reculer d'épouvante un clergyman anglais. Oui, même ces choses ont leur place dans la religion indienne. Il est permis de soutenir que les cultes phalliques sont de très ancienne tradition et qu'il serait injuste et illogique de rejeter de la religion ce côté essentiel de notre nature, mais l'Inde au moins admet à côté d'eux les plus hautes abstractions que la foi ait jamais inspirées à l'homme, et il faut la prendre comme elle est.

Mais nulle part je n'ai rencontré de plus stupéfiante doctrine que celle du Radha Soami. Elle est plus qu'originale, elle est unique. Quel autre cerveau que celui de Sahabji Maharaj aurait jamais songé à enfanter cette combinaison paradoxale de la plus ancienne science du monde et des conquêtes les plus modernes de la civilisation ? Dayalbagh est-elle appelée à faire tache d'huile aux Indes dans une mesure que son peu d'importance actuel ne permet pas d'apprécier ? L'Inde est une énigme dont personne ne semble avoir jamais trouvé la solution : elle pourra se faire attendre longtemps encore !

Sahabji s'est moqué de l'esprit rétrograde de Gandhi et ce rire retentit encore à Ahmedabad, le quartier général de l'apôtre. Car sur les rives du Sabarmati le voyageur compte bien cinquante cheminées d'usines dont la fumée s'élève dans le ciel comme un défi au petit groupe de bungalows blancs où l'évangile du métier manuel, de l'artisanat rural renaquit de ses cendres. L'Occident a, par son emprise, porté impitoyablement la hache dans les vieilles traditions économiques de l'Inde. Les premiers Européens qui apparurent au large de ses côtes n'apportaient pas seulement avec eux des ballots au contenu mystérieux, ils apportaient aussi des idées nouvelles. Le jour où Vasco de Gama débarqua à la tête de ses rudes marins dans le port endormi de Calicut marqua le début de la révolution qui devait se poursuivre jusqu'à nos jours à une cadence si rapide. L'industrialisation de l'Inde est commencée, et elle ne s'arrêtera pas. L'Europe a connu tour à tour la Renaissance, la Réforme, l'âge de la machine; ces stades sont passés pour elle. L'Inde y est encore enveloppée et lutte pour leur triomphe. Pour elle ce sont des problèmes actuels. Imitera-t-elle servilement les Européens ou leur apportera-t-elle sa solution propre ? Et cette solution, est-ce Sahabji Maharaj qui la leur fournira ?

Ce qui est certain c'est ceci : l'Inde subira avant longtemps l'effet d'une action dissolvante encore inconnue dans ce pays. Les milliers d'années d'une société ensevelie dans des traditions périmées, dans des superstitions insoutenables s'effaceront avant deux ou trois générations de la mémoire des hommes. Cela peut sembler un miracle, mais le miracle se produira et Sahabji Maharaj a le mérite de l'avoir compris.

II a compris que le vieil ordre de choses est condamné aux Indes comme ailleurs, mais il s'est demandé si la somnolence asiatique et le pragmatisme européen devaient se défier éternellement, et il a conclu qu'ils n'étaient pas incompatibles. Et au fait pourquoi un Yogi d'aujourd'hui ne s'habillerait-il pas comme tout le monde ? Pourquoi ne sortirait-il pas de sa retraite séculaire pour se mêler à la foule et au bourdonnement des machines ? Qu'il entre donc à l'usine, au bureau, à l'école non pour prêcher, mais pour donner l'exemple de l'action inspirée. La voie de l'action sera désormais la voie du ciel. Une vie de pure contemplation ne sera plus aux yeux du travailleur qu'un témoignage de stupide suffisance. Si le Yoga n'était plus qu'une manie de quelques solitaires attardés, le monde moderne qui n'en aurait plus l'emploi l'aurait vite relégué au rang des sciences usées et les dernières traces en disparaîtraient rapidement. S'il n'était plus qu'un objet de délectation pour une poignée d'anachorètes décharnés, ceux qui manient la plume ou la charrue, qui manœuvrent les machines ou se démènent dans le tumulte des Bourses et des entrepôts s'en détourneraient fatalement, ayant plus pressant à faire. Et l'Inde moderne ne tarderait pas à les imiter.

Sahabji Maharaja prévu cette inévitable évolution et fait un effort décisif pour sauver la vieille sagesse en la rendant utilisable par le monde moderne. Cet animateur ne peut manquer de marquer de son sceau le pays de sa naissance. Il a compris que si l'Occident vibrant d'activité vit d'une vie plus riche, la culture du Yoga n'en est pas moins un des plus précieux héritages que l'Inde ait reçus de ses anciens Sages; il sait aussi que les quelques solitaires qui maintiennent cette culture intacte dans de lointains ermitages sont appelés à disparaître rapidement et les secrets du Yoga avec eux si quelques hommes comme lui ne descendent de l'atmosphère raréfiée de ces hauteurs pour aller respirer l'air enfiévré de nos villes modernes.

Son effort est-il chimérique ? Tel qu'il est, il commande l'admiration. De nos jours le tombeau de Mahomet est éclairé à l'électricité, le chameau est chassé de son domaine millénaire par l'automobile. Comment concevoir que l'Inde échappe à cette évolution ? Ce vaste pays éveillé de son sommeil séculaire par l'emprise d'une civilisation directement opposée doit finir par ouvrir les yeux. Les Anglais ont fait mieux que transformer en terrains fertiles des déserts sablonneux, que creuser des canaux et construire des digues pour favoriser l'agriculture et régulariser le cours des fleuves, que dresser sur les frontières une barrière de troupes d'élite, assurant ainsi la paix et la prospérité, ils ont fait souffler sur le pays une brise salutaire qui lui apporte des idées saines, rationnelles. Le destin a déposé l'Inde aux pieds des Blancs venus de l'Occident lointain, et ils n'ont pas eu grand effort à faire pour la conquérir. Dans quel but ? Peut-être la Providence, mariant l'antique sagesse asiatique à la civilisation occidentale, en fera-t-elle sortir un jour une nouvelle forme de société qui, se substituant à un passé aboli, fera le bonheur de la postérité.

Mais il est temps de rentrer. Je lève la tête et dis un mot à mon compagnon, qui ne semble pas entendre. Ses yeux restent fixés sur les eaux calmes où se reflète le dernier rayon du soleil couchant. L'énorme disque rouge descend rapidement sur l'horizon. Le silence est indicible ; il semble que la nature entière se repose, indifférente à la beauté de ce spectacle. Mon âme s'abandonne à l'universel apaisement. Le visage de mon compagnon s'estompe dans l'obscurité croissante. Bientôt c'est la nuit noire, mon compagnon se lève enfin et me reconduit à Dayalbagh sous la voûte resplendissante d'étoiles.

Sahabji Maharaj a résolu de quitter Dayalbagh pour quelque temps ; il va se reposer dans une province du centre. J'accepte cette circonstance comme une invitation du destin ; je décide de voyager avec lui jusqu'à la bifurcation de Timarni. Nous voie à la station d'Agra à une heure du matin : une vingtaine de disciples accompagnent le maître. Celui-ci, en attendant le train, s'assied parmi ses fidèles, tandis que j'arpente le quai à demi éclairé.

J'ai réfléchi toute la journée à mon séjour à Dayalbagh et suis obligé, à mon regret, de constater qu'aucune expérience mémorable, aucune vision qui élève l'âme ou aide à pénétrer le sens secret de la vie ne m'a été accordée. J'avais compté sur une illumination, même brève, qui m'eût permis de suivre les voies du Yoga aux lumières de la raison et non sur les pas de la foi. Mais cette bénédiction ne m'était pas réservée ; peut-être ai-je trop demandé, je ne sais.

De temps en temps je me retourne vers la figure assise là-bas dans le cercle de ses intimes. Je suis tout le premier fasciné par le pouvoir magnétique de cet homme. Il a le sens pratique de l'Américain, l'amour anglais du fair play, l'esprit contemplatif et dévot de l'Indien ; c'est un type d'homme complet qu'on ne rencontre plus guère dans le monde moderne. Plus de cent mille hommes s'en sont remis à lui de la conduite de leur vie, et cependant il est là assis parmi ses disciples, sans la moindre fierté, modeste à son habitude.

Le train entre enfin en gare et Sahabji prend place dans un compartiment réservé tandis que nous nous casons tant bien que mal dans les autres voitures. Je m'étends pour dormir et perds la conscience de mon entourage jusqu'au matin où je m'éveille la gorge horriblement sèche. A chaque arrêt du train les adeptes du maître habitant la région se pressent sur le quai pour le saluer. Je suppose qu'ils ont été prévenus de son passage, et l'on dit aux Indes que le contact d'un seul instant avec le maître est fécond en résultats spirituels et matériels. Je sollicite et obtiens aussitôt de Sahabji la permission de passer les trois dernières heures dans son compartiment. Elles se résument en une longue conversation avec lui sur la situation politique et économique du monde et spécialement de l'Europe, sur l'avenir de l'Inde en général, et de sa doctrine en particulier. Il me dit en terminant de sa voix aux sonorités douces:

"Croyez bien que je ne me sens pas enfermé dans les frontières de mon pays. Je suis cosmopolite et considère tous les hommes comme mes frères."

Tant de franche simplicité m'enchante. II en est ainsi d'ailleurs de toutes ses déclarations. II va toujours droit au but, chacune de ses phrases est comme frappée à l'emporte-pièce, et il a le courage de ses convictions. Converser avec lui, partager ses pensées est une chose dont on ne se lasse pas. A tout moment jaillit une phrase inattendue, un point de vue neuf, imprévu.

Le soleil est déjà torride, aveuglant ; la chair est molle, l'esprit alangui. Je lève le store de bois, ce curieux store des chemins de fer indiens qui ressemble à nos jalousies, et je mets le ventilateur en marche, mais l'ardeur de ce matin brûlant est telle qu'il n'apporte aucun soulageaient. Sahabji Maharaj s'aperçoit de mon malaise et sort quelques oranges d'une de ses valises :

"Partagez-les avec moi, elles vous rafraîchiront la gorge."

Et il ajoute, tandis qu'il se met, en demeure de les peler lui-même:

"Vous avez raison de bien réfléchir avant de vous décider pour un maître, le scepticisme s'impose avant tout. Mais quand vous l'aurez choisi accordez-lui toute votre confiance ; et n'ayez pas de repos que vous ne l'ayez trouvé ; c'est une chose essentielle."

Le train s'arrête, c'est déjà Timarni. Sahabji Maharaj va descendre. Une idée me vient alors qui me fait oublier ma réserve, mettre de côté mon orgueil d'Européen et mon scepticisme invétéré. Vite, avant que ses disciples arrivent et s'emparent de lui :

"Votre Sainteté voudrait-elle me donner sa bénédiction ?"

Le maître me regarde de son bon et franc sourire et me tapote l'épaule :

"Mais vous l'avez déjà !"

Je retourne à mon compartiment ; le train file déjà de nouveau à travers les campagnes couleur d'ocre où les bestiaux paissent en petits groupes l'herbe maigre. Mais mes yeux regardent sans voir, car mon esprit retourne obstinément vers l'homme que je viens de quitter, que j'aime et que j'admire, car, pratique et inspiré tout à la fois, il sait allier la sérénité du Yogi à l'exquise courtoisie du gentilhomme.

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