L'Hindouisme et l'idée de Dieu
Extraits de L'Encyclopédie Planète
"L'Hindouisme et la crise du monde moderne."
Par R. de Becker - Planète, 1966


Index des Origines Indiennes

Le texte qui suit est le dernier chapitre, avant la conclusion, du volume "L'hindouisme et la crise du monde moderne".
Il contient une réflexion particulièrement pertinente sur l'idée hindouiste de Dieu, thème universel toujours d'actualité. Il situe bien le problème du "Maharajisme", étranger à l'hindouisme classique et à ses tendances modernistes.


Voir aussi: L'Hindouisme et la science (extrait du même ouvrage).


L'hindouisme et l'idée de Dieu (Pages 201 - 218)

Il y a près de trente ans, un de mes camarades qui s'affirmait athée me tint un propos qu'alors je pris pour une boutade et que l'ouvrage de M. Alain Daniélou sur le Polythéisme hindou me remit à la mémoire en lui conférant un sens qu'à l'époque je n'avais pas soupçonné. J'avais demandé à cet ami s'il n'avait jamais été tenté de croire à l'existence de Dieu. Il me répondit que si l'idée d'un Dieu unique ne l'avait jamais séduit, il avait souhaité maintes fois se constituer un polythéisme analogue à celui dont Grecs et Romains avaient disposé. Cette réponse ne fit pas que me surprendre. J'en souris, n'y voyant qu'un aimable paradoxe ou le regret ironique d'un passé à jamais révolu dont la Renaissance, il est vrai, avait eu, elle aussi, la nostalgie. Mais comment croire que les dieux de l'Olympe pussent avoir dans l'âme d'un Occidental du XXe siècle une autre existence que littéraire ou didactique ? Le propos de mon ami me poursuivit cependant durant des années comme une énigme dont le visage, hélas! devint moins souriant lorsque, de l'autre côté du Rhin, un néo-paganisme prétendit ranimer les dieux oubliés de la Walhalla et se mit à célébrer Odin et les Walkyries.

Que se passait-il ? J'avais pensé à quelque résurgence du passé, à la réanimation d'un monde englouti, mais encore vivant de quelque façon. Je ne m'étais jamais demandé si le polythéisme qui avait fait une si aimable réapparition dans l'esprit de mon compagnon et un retour si tragique dans le III` Reich pouvait être opposé à notre époque, avec quelque pertinence, au monothéisme.

C'est ce qu'a entrepris de faire, non sans talent et sans provocation, M. Alain Daniélou. Sa démarche se trouve toutefois sans rapport avec celle dont je viens de parler: le polythéisme hindou n'est pas, comme le polythéisme gréco-latin ou le polythéisme germanique, une croyance submergée par l'Histoire et qu'on cherche à faire revivre plus ou moins artificiellement. C'est un polythéisme vivant, contemporain du monothéisme judéo-chrétien ou musulman, avec lequel il faut bien engager le dialogue dès l'instant où l'on se préoccupe de l'unité planétaire à venir et de la compréhension mutuelle des civilisations qui, seule, peut la fonder de façon durable.

De plus, le polythéisme hindou, différent de ceux dont l'Europe put éprouver le regret, s'est intégré à une métaphysique et à des philosophies raffinées dont ils ne connurent jamais l'équivalent.

Enfin, le néo-paganisme nazi avait avant tout cherché dans le passé pré chrétien de l'Allemagne des raisons d'exalter son nationalisme et son racisme et, plutôt que de porter au polythéisme, il avait cru pouvoir dégager une tendance monolithique en laquelle les Indiens verraient plutôt une dégradation et une désacralisation du monothéisme: un peuple, un État, un chef.

SI DIEU EST UN

Ce qui peut intéresser l'Occidental d'aujourd'hui dans le polythéisme hindou, c'est moins son panthéon extraordinairement touffu que la philosophie qui le sous-tend et l'attitude humaine qu'il suppose. Nous n'avons pas besoin d'être chrétien ou catholique pour comprendre à quel point le monothéisme a marqué l'Occident et le tempérament occidental. De même, nous n'avons pas besoin de nous intégrer au polythéisme hindou pour tenter de saisir en quoi il a marqué la psychologie indienne ou de quelle façon il l'exprime. En s'efforçant de rendre compte du point de vue hindouiste en cette matière, M. Daniélou, au contraire de beaucoup d'autres pour qui l'Inde n'est compréhensible qu'à partir des éléments de monothéisme épars dans certaines de ses philosophies, commence par expliquer que "la cause première doit être au-delà du nombre", car autrement "le nombre serait la cause première". De sorte que si Dieu était "Un" il ne serait pas plus au-delà du nombre que s'il était deux, ou trois, ou dix ou un million. D'un certain point de vue, le nombre Un serait le plus éloigné de l'infini, celui-ci étant exprimé dans certaines branches de la philosophie indienne par le Zéro. Multiplié indéfiniment par lui-même, Un ne peut d'ailleurs changer ni donner naissance à quoi que ce soit: il reste indéfiniment lui-même. L'existence implique, en effet, une relation, et l'unité causale implique, au contraire, une existence sans relation.

L'Immensité non duelle que l'Inde appelle le Brahman ne peut jamais être identifiée à l'Un ou à un Dieu unique. Elle ne peut être appréhendée par l'homme qu'à la façon d'une limite inaccessible, et au travers d'une théologie négative se refusant à l'assimiler à quoi que ce soit de perceptible ou de concevable. "Neti, neti". Il n'est ni ceci ni cela.

La seule voie praticable pour l'homme est dès lors celle de la multiplicité par laquelle l'Immensité non duelle se manifeste, à moins qu'il ne veuille se confondre lui-même avec le Zéro, c'est-à-dire avec ce qui ne peut lui apparaître que comme le Néant. "Le monothéisme écarte l'homme de la voie de la connaissance et de la réalité métaphysique, remplaçant un effort pour comprendre la nature multiple du Divin par un postulat simpliste et inexact." En revanche, le polythéisme représente de façon symbolique chacune des grandes énergies causales et transcendantes à l'œuvre dans le monde. Certes, toutes ces énergies - conçues dès lors tels des dieux - sont aussi des aspects variés d'une essence universelle. "C'est par un mouvement de l'air, en soi-même non différencié, dit le Vishnou-Purâna, que les différentes notes appelées do, ré, mi, etc., sont produites au moyen des divers trous de la flûte. De même, c'est à partir d'un Soi suprême et non différencié que les divers états d'être semblent exister." Si la musique est possible, ce n'est point en raison de ce qu'il n'existerait qu'une vibration de l'air, c'est au contraire par ce qu'il existe des différences dans ce qui constitue leur véhicule.

M. Daniélou déduit de ces observations qu'il n'est possible d'atteindre le Divin qu'au travers de ces manifestations, dont chacune peut donner lieu à un dieu particulier. Dans le polythéisme, on se choisit dès lors un dieu préféré (ishta-devata) qu'on vénère plus que tout autre en raison de ce qu'il éveille l'écho le plus favorable à notre appréhension personnelle du Divin. Cependant, on n'oublie pas qu'il existe d'autres dieux dont on sait qu'ils sont, malgré leur caractère étranger, des aspects du Divin aussi légitimes que celui qu'on a choisi par soi-même. C'est à partir du dieu qu'on est capable de concevoir qu'on s'élève vers l'Immensité non duelle et vers ce qu'on croit une "identification" à l'Absolu, identification toujours approximative et, au sens strict, illusoire.

L'hindouisme permet donc à l'individu d'établir une sorte de progrès et de hiérarchie dans ses attitudes envers le Divin tout au long de son développement spirituel et des étapes de son parcours. Il va de temple en temple, de dieu en dieu, selon les besoins changeants de son âme. Par la même occasion, il a tendance à admettre non seulement tous les dieux existants, mais même tous les dieux à venir. A la limite, il peut concevoir autant de cieux et de religions qu'il a existé, existe ou existera d'êtres humains.

LE MONOTHÉISME ENGENDRE LE FANATISME

Si cette confrontation du polythéisme et du monothéisme est déjà en elle-même source de réflexion, celle des comportements qui en découlent l'est davantage encore. M. Daniélou observe notamment que les monothéismes sont toujours liés à une culture et à une civilisation. "Ce n'est pas par leurs formes, écrit-il, mais malgré elles que l'individu doué peut atteindre une véritable réalisation spirituelle."

A travers le Dieu unique que chacune de ces civilisations et de ces cultures projette, c'est la domination universelle qui est poursuivie sous les pires déguisements. Le peuple monothéiste devient dès lors le "peuple élu" qui, nécessairement, doit combattre les faux dieux et apporter la "bonne nouvelle" d'une révélation unique en dehors de laquelle il n'est point de salut. Voilà les portes ouvertes au fanatisme et à l'intolérance, aux persécutions, aux excommunications, aux guerres de religion.

Pour le polythéisme, en revanche, il n'existe pas de faux dieux. Il n'y a que de vrais dieux, et il est impossible de concevoir qu'une voie quelconque puisse ne pas mener à l'Absolu. Du moins est-ce là la théorie ou la logique du système, qui portent à la tolérance, au respect d'autrui, à l'absence d'esprit missionnaire. Je dis la théorie ou la logique du système car, en pratique, en Inde comme ailleurs, les sectes religieuses se sont parfois opposées à coups de bâton et copieusement injuriées. Mais c'est en contradiction avec la tendance générale des choses alors qu'encore au XXe siècle, et malgré le triomphe des tendances œcuméniques, l'Église catholique ne parvient pas à se créer une attitude de respect accueillant à l'égard des religions non monothéistes, quoiqu'elle ait fini par abandonner sa prétention à imposer par l'État et par les lois civiles sa conception de la vérité religieuse. L'Inde n'a jamais connu quoi que ce soit d'analogue à l'Inquisition ou aux Guerres de religion. Elle a assimilé toutes les croyances. Si la violence religieuse a fini par apparaître sur son sol, c'est par la vertu d'un autre monothéisme fanatique et intolérant: l'islam.

LE THÉISME HINDOU

Certains argueront que de telles considérations demeurent théoriques, car si des objections sérieuses doivent être déjà formulées à l'égard de la pratique du yoga par les Occidentaux, on ne voit pas l'intérêt, sinon théorique, que pourraient porter ceux-ci au polythéisme hindou ni imaginer leur retour à quelque polythéisme qui leur serait traditionnel. Ils ajouteront que si le polythéisme avait offert sur le monothéisme une supériorité si évidente, on ne voit pas pourquoi un monothéisme proche du nôtre aurait fini par s'imposer à tant d'écoles philosophiques de l'Inde.

Il est vrai, ainsi qu'on peut le constater en étudiant l'évolution des six grands systèmes de philosophie de l'orthodoxie hindouiste, les darsanas (voir note 206a), que la conception d'un Dieu personne et créateur finit par s'introduire et se greffer sur des systèmes à l'origine purement athées comme le nyâya, le vaiseshika, le sâmkhva ou le yoga. En d'autres, elle n'est jamais parvenue à s'imposer: par exemple, dans le mimansa (voir note 206b) ou dans l'école advaïtique du vedanta (voir note 206c), dont les doctrines sont celles d'un monisme absolu. De toute façon, ce théisme, dont le plein développement fut tardif et date de l'époque de Râmanuja, ne fait que poser le Brahman non plus en son essence indifférenciée, mais en tant que Personne suprême ou Purushottama, identifiée à Vishnou par le culte populaire. Ce théisme ne devint donc jamais un monothéisme et il ne lui arriva jamais d'exclure la possibilité d'autres dieux, pas plus qu'il n'enleva à la Personne suprême la compagnie de sa shakti. C'est en ce sens que le Brahman, neutre et indifférencié, a pu projeter un Dieu personnel et créateur avec lequel il n'a jamais été confondu, Brahma, Ishvara (le Seigneur) ou Bhagavân (le Tout-Puissant).

Note 206a: les darsanas

Le terme darsana dérive de la racine drs qui signifie "voir"; on lui attribue donc le sens de "vue" ou de "système". Le darsana correspond à un courant d'enquête, à un "point de vue" sur le monde. On admet que les doctrines bouddhistes, jaïnistes ou matérialistes puissent être considérées comme des darsanas, mais l'on a pris l'habitude de désigner de la sorte les six systèmes philosophiques admis par l'orthodoxie, à savoir le nydya et le vaiseshika dont l'objet est l'analyse de la matière et de l'esprit, le samkhya et le yoga dont on a vu qu'ils sont la théorie et la pratique d'une même approche des choses, le mimamsa et le védanta qui se rapportent au Véda et à ce qui le suit. Dans les écoles brahmaniques, l'étude de ces points de vue est généralement couplée de la façon qui vient d'être indiquée et poursuivie selon une chronologie qui fait monter l'élève de l'étude des connaissances immédiates à celle de l'Absolu.

Note 206b: le mimansa

Le mimansa ou "investigation" n'est pas à proprement parler un système philosophique, mais une sorte de jurisprudence du rituel. Il s'agit essentiellement de formuler les règles grâce auxquelles les rites peuvent être efficaces. Dans la perspective du mimansa, le Véda est éternel et incréé. Les signes phoniques qui le composent possèdent donc la même éternité: c'est le sabda, son ou mot, dont les manifestations créatrices de phénomènes doivent être étudiées. De là aussi une linguistique et une grammaire. Le système nie l'existence d'une divinité créatrice, tout en admettant la réalité du monde et la multiplicité de monades éternelles et omniprésentes, distinctes de la conscience et du corps. Les textes fondamentaux de l'école sont les Mimansasûtra que certains auteurs attribuent à Jaimini, personnage mi-légendaire, et datant du IIIe siècle avant notre ère, tandis que d'autres les croient beaucoup plus tardifs. Le maître de l'école est un certain Kumarila, originaire du Sud, et qui vécut sans doute au VIIIe siècle.

Note 206c: du védanta
Le védanta ou "fin du Véda" est le plus connu en Occident des systèmes philosophiques de l'Inde. En raison de la parenté que certains ont cru y trouver avec le thomisme, on lui a attaché une importance qu'il ne semble pas avoir revêtu dans la vie réelle de l'hindouisme. Le védanta s'est proposé d'interpréter en une doctrine cohérente trois sortes de textes sacrés: les Upanishads, considérés comme "révélation" ou sruti, la Bhagavat Gîta ou smrti, et les Brahmasutra. Ce qui définit le védanta, c'est une doctrine de l'unité, voire de l'identité. Identité de l'Atman et du Brahman, identité profonde de tous les êtres entre eux: Tattvam asi, tu es Cela! Le Brahman ne s'identifie pas complètement au monde dans la mesure où celui-ci n'en est qu'une fonction. Le monde a-t-il dès lors une existence réelle ? Les réponses diffèrent selon les tendances à l'intérieur même du védanta. La Délivrance proposée par ce dernier s'obtient par la destruction de l'ignorance, l'épuisement du karman grâce à la résorption de l'âme individuelle dans le Brahman. La méthode, au moins à l'origine, est fondée sur la connaissance, l'intuition, la méditation. Son premier grand commentateur, Sankara, qui vécut vers le VIII° ou le IXe siècle, considérait encore le problème d'un Dieu personnel comme résultant d'un "savoir inférieur". Les textes fondamentaux de l'école, les Védantasutra, attribués au rishi Badarayana, n'en font pas davantage mention. C'est surtout avec Ramanuja que, l'affectivité ayant pris le pas sur l'intelligence, le védanta devint théiste et mystique, servant d'assise doctrinale en partie au shivaïsme, mais davantage au vishnouïsme. La doctrine de Sankara, connue sous le nom d'advaita (non-dualisme), est un monisme absolu dont découle la conviction de l'irréalité du monde. La cause de cette irréalité est la maya, pouvoir à la fois d'égarement et de déploiement des apparences phénoménales. La maya n'est cependant pas l'illusion absolue, ainsi qu'elle le fut chez Gaudapada, prédécesseur de Sankara. Elle est la réalité de la corde prise erronément pour un serpent. Maya est donc le pouvoir d'illusion qui fait croire que la corde peut être un serpent: ce n'est pas qu'on a vu nulle réalité; on n'a pas vu la réalité telle qu'elle est. Quant à la doctrine de Ramanuja (XIe siècle), elle distingue substantialité, essence et existence, et attribue à la fois éternité et réalité tant aux âmes individuelles qu'au monde inanimé et au Brahman. Il n'y a plus dès lors identité entre le Soi divin et l'âme individuelle, mais seulement similitude. C'est moins la connaissance qui demeure l'instrument de la Délivrance que la dévotion, l'amour pour le Seigneur, Bhakti. Parmi les grands commentateurs de l'école védantine, citons encore Nimbarka et Madhva (XIIIe siècle), enfin Vallabha (1479-1531) qui, avec des variantes, développent tous des vues théocentriques en lesquelles trouvent place des théories de la grâce et de la miséricorde divines.

Le nyâya, dont le terme signifie "règle" ou "méthode" est un système de raisonnement et de logique, une théorie de la connaissance. Cette théorie est aussi considérée tel un instrument de salut, conformément au caractère général de la démarche hindouiste. Le nyaya admet quatre modes de connaissance : l'intuition, ou perception, ou constatation (pratyaksa), qui naît du contact des pouvoirs sensoriels et des objets; l'inférence (anumana), qui procède de la cause à effet, ou de l'effet à la cause, ou encore par analogie; la comparaison (sadhya) qui établit la nature d'une chose par conformité avec une autre déjà connue; enfin, le témoignage oral, le son, l'autorité ou la tradition sacrée (sabda) et qui résulte de l'enseignement de qui a obtenu une connaissance exacte. La psychologie du nyaya est essentielle pour la compréhension de toute la pensée hindoue.

Les sens, en effet, y sont moins des organes de perception que le siège de facultés ou de pouvoirs qui sortent d'eux pour entrer en contact avec les objets. Une distinction fondamentale y est faite entre l'âme et l'esprit. Celui-ci centralise les impressions venues des sens et les transforme en sensations avant que la conscience (buddhi) les fasse entrer, sous forme de perceptions, dans l'intelligence. Quant à l'âme, c'est elle qui perçoit et se trouve affectée par les opposés de peine et de plaisir, de haine et d'amour, de désir et de répulsion. L'âme est éternelle, transmigrant parfois en fonction de ses actes et délivrée par l'épuisement de leur effet. Le nyaya possède un type de raisonnement déductif (avayava), proche du syllogisme aristotélicien, sans toutefois pouvoir y être assimilé. Au cours des siècles, le système s'est développé d'une façon qui l'a rapproché de la logique scolastique de notre Moyen Age. Un certain théisme, de tendance shivaïte, y a fini par prévaloir sans cependant qu'en lui-même le système exige quelque adhésion religieuse. Le nyaya aurait été fondé par un rishi du nom de Gautama, dont certains ont voulu faire un contemporain plus âgé du Bouddha. L'ouvrage fondamental de l'époque est le Nyayasutra, qui date vraisemblablement d'un peu avant l'ère chrétienne.

Le vaiseshika peut être considéré comme le système des "particularités" à partir desquelles l'individualité authentique est fondée. Le terme viséva signifie "ce qui exclut le reste", à savoir la discrimination à laquelle il est possible d'aboutir par éliminations successives. C'est un réalisme dualiste fondé sur une théorie atomique. Les atomes sont éternels et mus par un automatisme ne devant rien à quelque divinité. Ce n'est qu'assez tard qu'un certain théisme est venu se superposer à cette vue originelle. Les atomes spirituels ou atmans sont associés aux atomes matériels et entraînés avec eux dans la suite indéfinie des phénomènes. Mais ils peuvent s'en libérer par la connaissance de leur vraie nature. Les atomes se trouvent en liaison avec les quatre éléments: eau, air, feu, terre. La combinaison des atomes (paramanu: extrêmement ténu) produit le monde. La fin du monde (pralaya) n'est rien d'autre que la dissolution de cette combinaison en ses composants. A la différence de la science occidentale, le vaiseshika définit les lois générales avant de les justifier par l'étude des phénomènes. Il possède néanmoins une théorie de la causalité qui le rapproche des points de vue occidentaux. A l'origine, il semble que le système ait été celui d'un matérialisme athée, quoique la notion d'atomes spirituels y ait ajouté une autre dimension et que, plus tard, un certain théisme s'y soit également superposé. D'après certains historiens, le vaseshika serait le plus ancien des systèmes philosophiques de l'Inde. Il aurait précédé le bouddhisme et le jainisme. On ne peut douter, en tout cas, qu'il soit constitué dès le premier siècle de notre ère. Son premier commentateur important fut Kanâda (IIIe siècle avant notre ère.)

Samkhya signifie à la fois "ce qui repose sur le nombre" et "théorie ou réflexion". Certains pensent que son origine est à la fois non védique et non brahmanique. Son fondateur aurait été Kapila, ayant vécu au VIIe siècle avant notre ère. II ne reconnaît ni le rituel ni la croyance au Brahman. C'est le temps qui, d'athée, le fit devenir théiste. Il sert de philosophie au yoga dont le réalisme est à tendances scientifiques. Il incline tantôt vers un monisme idéaliste, tantôt vers un pluralisme de fait. Deux notions y sont capitales, Esprit et Nature (purusa et prakriti), qui existent de toute éternité et s'assimilent à un principe mâle et à un principe femelle. Purusa et prakriti deviendront, en des systèmes ultérieurs, Brahmâ et Shakti. La prakriti est la base de toute existence phénoménale. Substratum psychique et physique des choses, dépourvue d'intelligence, inconsciente, elle est la cause efficiente et matérielle du monde, à partir de laquelle l'évolution s'est faite. La prakriti est constituée de trois essences ou gunas : sattva (lumière, joie et paix), radja (énergie, passion, opposés psychiques), tattva (lourdeur, obstacle, inertie). Selon le rapport entre les gunas, la Nature se trouve en équilibre ou en mouvement. La prakriti est donc la cause évolutive du monde. Le purusa s'oppose à elle comme l'Etre au Devenir. Hiératisme éclairant, c'est un spectateur sans vouloir ni perception. Néanmoins, le purusa provoque de façon mystérieuse la prakriti à évoluer dans la voie de sa Délivrance. La conscience ou buddhi, tout en étant matérielle et inintelligente autant que la prakriti, est seule capable de la saisir. C'est d'elle qu'émane le principe individualisant ou fabricateur d'ego, grâce auquel chacun a le sentiment d'être un Moi distinct. Les sens eux-mêmes sont dirigés par une sorte de connaissance particulière ou manas qui transforme les sensations en perceptions. De même que dans le nyaya, ces sens sont distincts de l'organe physique qui les représente. II n'y a d'ailleurs pas que les cinq sens à nous connus. Il existe encore cinq sens d'action : parler, saisir, marcher, évacuer, copuler. Des éléments physiques et cosmogoniques correspondent à chacun des sens et c'est de leur nature grossière que naît le monde, celui-ci se résorbant en leur nature subtile à la fin de chaque cycle cosmique. L'organisme psychique, dit aussi linga ou signe, est celui qui porte le karman et ce qui en résulte, le samsara. La Délivrance s'obtient en s'identifiant au purusa et en se distinguant de la prakriti, cause de toute souffrance. Le Délivré se désindividualise et s'identifie à l'inconscient, au sommeil profond, à l'évanouissement. C'est le samadhi. Le sâmkhya a élaboré une théorie de la causalité d'après laquelle l'effet est déjà tout entier contenu dans la cause et lui est identique. La tradition attribue le sâmkhya à un rishi du nom de Kapila, mais l'ouvrage fondamental qui lui est attribué, ou Sâmkhrapravacana, date au plus tôt du Xe siècle, et peut-être, du XVe siècle. Le Yoga a été exposé dans notre précédent chapitre.

Ce théisme répondait à deux mouvements: l'un spontané, profondément hindouiste et qui cherchait à faire rejoindre la réflexion philosophique et une affectivité laissée à l'abandon par les systèmes athées ou monistes; l'autre, occasionnel, influencé par l'étranger et qui obéit à la nécessité de ne pas se laisser submerger par le monothéisme musulman.

Le grand saint vishnouïte Râmanuja, qui se fit le principal apologiste de ce théisme dévotionnel, vivait au XIe siècle, à une époque où l'islam avait pris pied en Inde et, quoiqu'il fut originaire du Sud, il fut en contact avec les musulmans du Nord. II alla jusqu'à rendre visite au sultan de Delhi. Plus que lui, ses disciples eurent à faire face à la destruction de la foi hindouiste entreprise par les musulmans et durent démontrer que la croyance en un Dieu personnel, avec qui se trouvent possibles des relations d'amour (bhakti) et d'abandon (prapatti), ne nécessitait pas le reniement de l'orthodoxie. Ils réussirent si bien qu'en la personne de saints ou de poètes mystiques comme Kâbir, Tulsidâs ou Nanak des influences sufies purent même être intégrées et que les tendances les plus généreuses du temps se retrouvèrent dans une tolérance religieuse que l'Europe ne connut jamais.

Dans cette efflorescence théiste, on ne perdit jamais non plus l'idée de la multiplicité des Avatars, telle que la Bhagavât Gîta l'avait déjà fait définir par Krishna: "Pour la protection des bons et la destruction des malfaisants, pour rétablir la piété, je nais d'âge en âge."

DES DÉFORMATIONS NAÏVES

Ainsi Vishnou précisément, le Dieu personnel de Ramanuja, s'incarne plusieurs fois tout au long de l'histoire de notre humanité. La Bhagavâta Purâna ne mentionne pas moins de vingt-deux incarnations, parmi lesquelles celle de Kûmara, l'Éternel Adolescent, de Râma le Charmant, ou des vertus morales, de Râma le Fort, ou des vertus royales, de Krishna, ou de l'amour, du Bouddha enfin, voué avec humour à incarner l'erreur. Il y a même place pour un dieu à venir, ultime avatar de cet univers: Kalki ou l'accomplissement. Le théisme hindou, principalement vishnouite, ne peut donc être rapproché que de manière abusive du monothéisme sémitique ou de la doctrine de l'Incarnation exclusive proposée par le christianisme.

Quel que soit l'intérêt que les historiens des religions comparées, voire des anthropologues ou des spécialistes de la psychologie collective, puissent trouver - et trouvent certainement - dans l'extraordinaire richesse de la mythologie hindoue, celle-ci se trouve sans grande portée pour l'Occidental. Qu'importe à l'Américain, au Français ou à l'Allemand contemporain qu'il y ait eu dix, vingt ou cinquante incarnations de Vishnou, qu'on y trouve un sanglier, un magicien, un taureau, un lion ou un nain! Que peuvent leur importer que les dieux védiques, Indra, Agni, les Maruts ou les Rudras, aient fini par perdre dans le panthéon hindou la place de choix qu'ils y occupaient à l'époque védique et que des dieux peut-être préaryens, après y avoir été admis à titre d'asuras ou de démons, parvinrent à y acquérir une place aussi éminente que Shiva et son divin Phallus ? Que leur importe qu'il existe trente-trois dieux, ainsi que certains le prétendent en Inde, ou trente-trois mille ou trente-trois millions ou trente-trois milliards ? Toute cette mythologie n'offre pas plus d'intérêt pour l'Occidental que n'en peuvent offrir pour l'Indien les mystères de sainte Agathe, de sainte Perpétue, de sainte Catherine ou de saint Valentin. Mais il s'en faudrait de conclure que nous n'en avons plus rien à apprendre.

En comparant les principaux dieux de l'hindouisme et de la mythologie gréco-latine, par exemple, on peut découvrir des parentés, des affinités et, derrière des iconographies différentes et des symboles historiques particuliers, des forces psychologiques analogues ou les mêmes cause transcendantes et universelles. Mais, surtout, l'hindouisme trouve cette multiplicité et cette succession normales. Il n'est pas gêné de constater que ce pauvre Indra, après avoir paradé au sommet du panthéon védique, est presque oublié aujourd'hui. Il n'en détruit pas les temples pour autant, s'il en avait, ainsi que les chrétiens crurent bon de le faire pour ceux de Zeus, d'Apollon ou de Déméter. C'est un peu comme si, à Notre-Dame de Paris ou à Saint-Pierre de Rome, on retrouvait dans quelque chapelle latérale un petit buste oublié de Dionysos où, peut-être après avoir communié, un fidèle intelligent irait se livrer à de furtives dévotions. Et comme les matérialistes et les athées ne sont pas tout à fait exclus de l'hindouisme pourvu que leurs promoteurs respectent Védas et brahmanes, on trouverait dans quelque annexe de ces basiliques, sous les portraits de Rousseau, de Proudhon, de Marx ou d'Auguste Comte, l'occasion de quelques colloques passionnés sur le positivisme ou le matérialisme historique. Quoique de telles perspectives puissent paraître tout à fait fantastiques, elles présentent, je crois, une image assez fidèle de ce qui s'est passé en Inde.

ON NE VOIT JAMAIS LA TOTALITÉ

La tolérance spécifique de l'hindouisme ne signifie pas, bien entendu, l'abandon de la vérité qu'on perçoit, voire une renonciation au goût de la formuler de la manière la plus précise et la plus rigoureuse. Elle est sans rapport avec le syncrétisme. L'exemple des darsanas est à ce propos très clair. Quoique certains de ces systèmes philosophiques soient plus ou moins complémentaires, il s'y trouve des positions parfaitement inconciliables. Quel rapport entre l'athéisme primitif du sâmkhya, voire du mimansa et le théisme du védanta tardif ? Au sein de l'école védantine, comment concilier le monisme absolu de l'advaita et le dualisme quiétiste des disciples de Râmanuja ? Ces positions sont irréductibles les unes aux autres, mais, si elles sont toutes homologuées par l'orthodoxie, c'est qu'aucune d'elles n'est conçue comme exprimant la vérité absolue. Ce ne sont toutes que des "points de vue" sur le monde. Il n'existe pas de point de vue permettant de contempler le monde en sa totalité et, précisément, les Hindous croient qu'il n'existe point de philosophie ou de métaphysique qui puisse être plus qu'un point de vue. Mais, encore une fois, il ne s'agit pas de penser qu'on puisse superposer un point de vue à un autre, qu'on puisse en quelque sorte échanger les points de vue. Chaque point de vue est vrai absolument.

Si, du haut de la tour Eiffel, je contemple l'est de Paris, j'obtiens une vue réelle et indiscutable de Paris. Si je me tourne vers l'ouest, j'obtiens une autre vue de Paris, également réelle et indiscutable. Et ainsi de suite. Toutes ces vues sont réelles et indiscutables, mais seulement du point de vue adopté. Si je prétends qu'un de ces points de vue correspond à la vue entière, je me trompe et trompe autrui. Si, admettant l'égale vérité des quatre points de vue, j'imagine qu'il est possible de remplacer l'un par l'autre, d'établir une équivalence entre le point de vue sur l'est et le point de vue sur l'ouest, je m'abuse également et abuse autrui. Je ne peux pas voir Paris en une fois. Personne ne peut voir Paris. Je ne peux donc qu'avoir sur Paris un point de vue ou une succession de points de vue. Chacun d'eux est nécessaire et vrai, chacun complémentaire de l'autre, mais nul ne peut remplacer l'autre. Voilà l'attitude hindouiste à l'égard des darsanas.

Chaque "point de vue" sur le monde, chaque système philosophique s'y définit à partir de sa méthode. Par exemple, la méthode d'observation des phénomènes, propre à la démarche scientifique, ne peut jamais aboutir, ainsi qu'Alain Daniélou l'a observé, à quelque conclusion théiste ou à quelque saisie de l'Absolu. C'est une accumulation quantitative de faits, progressant à l'infini, mais qui ne pourrait jamais insérer dans cette progression infinie et quantitative une intuition synthétique et qualitative, autrement qu'à titre d'hypothèse, et sans se nier elle-même.

Telle est bien la confusion qu'entreprennent ceux qui parlent de religion scientifique ou de science religieuse. Pour les Hindous, si une religion est scientifique, elle n'est plus une religion, et si une science est religieuse, elle n'est plus une science. Cela ne signifie pas que science et religion ne puissent être complémentaires et que, par une méthode ne devant rien à l'observation des phénomènes, on puisse aboutir à des conclusions religieuses d'une valeur analogue à celle des conclusions scientifiques. Encore peut-on penser que, ici, ce ne sont pas les mêmes méthodes qui mèneront à la perception du Divin en sa forme impersonnelle ou en sa forme personnelle. Tout simplement, il ne faut pas confondre plans et méthodes et croire qu'on puisse aboutir à une vision uniforme et globale des choses par quelque démarche humaine que ce soit.

VERS UNE VISION PLUS LARGE

Il se trouve là une grande leçon. Certes, la psychologie des profondeurs a commencé par nous dévoiler les conditionnements personnels et collectifs de toutes les philosophies et de toutes les métaphysiques. Mais si salubre que soit pareil dévoilement, qui détruit précisément de manière irrémédiable la prétention de tout théologien, métaphysicien ou philosophe à une vue globale, définitive et absolue du monde, il a agi surtout dans le sens d'une réduction proche du scepticisme auquel l'homme moderne n'est que trop porté. Car, du spiritualisme au matérialisme, du théisme à l'athéisme, de l'idéalisme à l'existentialisme, l'Occident ne sait plus très bien à quel saint se vouer. En lui, la tentation est forte de rejeter l'enfant avec l'eau du bain.

Cependant, il n'est pas douteux que l'homme soit un animal religieux et métaphysique - jusques et y compris dans son athéisme -, qu'il éprouve un besoin naturel de sécréter des Weltanschauungen, des "conceptions du monde", et que sa santé physique et mentale dépende largement de sa possibilité de satisfaire ce besoin. Les névroses les plus graves sont celles qui résultent de la perte du sens de cette intrication universelle.

Dans la crise qui fait douter l'Occident de la validité de toute métaphysique, l'Inde me paraît suggérer pour le moins une attitude dont la signification profonde dépasse les commodités de la tolérance. Cette attitude invite et impose d'élaborer la conception du monde propre à notre niveau, de l'exposer et de la défendre, tout en prenant conscience de sa nature incomplète et parcellaire. En renonçant à l'élaboration d'une conception du monde, nous nous séparons du monde et nous nous vouons au dépérissement et à la stérilité. En y consentant, nous ne nous bornons pas à une simple expression de nous-mêmes. Nous établissons avec le monde la saisie par laquelle nous avons prise sur lui. Nous trouvons un pont qui permet de dépasser notre première vision et d'accéder à une vision nouvelle et plus large.

LA DANSE DE SHIVA

A travers le labyrinthe de dieux et de philosophies dont l'Inde s'est dotée, deux grandes tendances se sont imposées jusque dans les masses populaires. Ce sont les tendances vishnouïte et shivaïte. Cette dernière, on le sait, est d'origine préaryenne. Mais sa signification est assez grande pour qu'on l'oppose à la tendance vishnouïte qui, au moins par certains de ses aspects, peut être rapprochée de ce que l'Occident appelle religion. En revanche, il n'existe rien d'analogue, dans notre tradition, à la tendance shivaïte, qui est donc celle dont nous avons à apprendre le plus.

Je m'en excuse à l'avance auprès de mes amis indiens si j'ose comparer de quelque façon le shivaïsme au satanisme. Les grands saints shivaïtes en pourraient éprouver de la surprise, mais un voyage en Occident et une exploration de notre tradition devraient les convaincre que .nous ne disposons pas de meilleur terme de comparaison. Bien entendu, toute comparaison est boiteuse et celle-ci n'échappe pas à la règle. Mais, malgré ses défauts, c'est encore la meilleure pour nous faire appréhender le shivaïsme et ce qu'il peut représenter pour nous. Car, en parlant de satanisme, nous voyons bien tout ce qu'en Occident l'Église a condamné, mais nous pouvons aussi nous demander ce que, sans cette condamnation, serait devenu ce que nous avons pris coutume d'appeler ainsi. Quelle était la réalité psychologique et spirituelle des sabbats, l'âme profonde de ces Templiers qu'on envoya au bûcher ? Si tous les chrétiens avaient été pareils à Victor Hugo, à Péguy ou à Berdiaeff qui se refusèrent à voir en Satan l'opposé éternellement perdu de Dieu et voulurent éveiller pour lui non seulement de la pitié, mais une compréhension de sa fonction, l'Occident aurait peut-être connu cette sorte de satanisme désamorcé, exalté, glorifié qu'à mon avis le shivaïsme constitue. Si cette vue peut choquer, c'est que les Occidentaux n'ont cessé de considérer les problèmes religieux et métaphysiques sous l'angle de la morale et de l'éthique, de l'opposition du Bien et du Mal. L'Inde non plus n'ignore pas complètement la morale - reproche que Romain Rolland lui a fait cependant -, mais elle lui accorde moins d'importance que nous et, en tout cas, se garde de la confondre avec la religion et la métaphysique. L'Inde s'est demandé davantage quelles sortes de processus universels ou psychologiques pouvaient se trouver à l'arrière-plan d'un Mal qui varie d'ailleurs d'après les civilisations, les époques, les lieux, les groupes sociaux, les individus. Elle a. découvert que, derrière ce que nous appelons le mal, le péché, la faute ou l'erreur, il existe une tendance à la destruction, à la dissociation, à la désintégration, et que cette tendance est aussi naturelle, aussi essentielle à l'ordre et au fonctionnement de l'univers que la tendance à la construction, à la cohésion, au rassemblement. Cette dernière correspond au vishnouïsme, la première au shivaïsme. Alain Daniélou observe d'ailleurs que, dans le fond, toute religion constituée est vishnouïte. Elle consiste en une théologie et une éthique qui tendent à préserver l'individu, à le faire durer, à l'établir dans une pureté qui, par-delà l'adaptation sociale, cherche à lui conférer une adaptation cosmique, universelle, à l'Être divin conçu en ses fonction d'amour, de sacrifice, de sagesse, d'harmonie.

En quoi consiste alors le shivaïsme ? En tout ce qui détruit la vie, à savoir le plaisir, la passion, la cruauté, la violence, le crime, l'ascétisme, le renoncement. C'est tout ce qui mène à la dissolution finale de l'individu, des sociétés et du monde. C'est le Temps, la Mort, la mort de la Mort. C'est le sommeil, mais le sommeil sans rêves, car le rêve est encore un germe de vie, un commencement, non un retour, une fin. Un texte du Shiva-tattva déclare : "Lorsque les êtres sont fatigués d'agir, de vivre, de savoir, de jouir et de souffrir et qu'ils cherchent le vrai repos dans le sommeil sans rêves, ils retournent au Seigneur du Sommeil, à l'immobilité, à la demeure de joie dans laquelle l'univers se repose et s'endort."

La psychiatrie moderne a pu montrer à quel point le crime, le vol, l'usage de drogues résultent souvent de la fatigue, d'une sorte de psychasthénie profonde. Et qui sait si des études plus poussées ne montreraient pas aussi que les guerres et les révolutions résultent d'une psychasthénie analogue, d'une incapacité de poursuivre l'effort de rénovation ou de transformation sociales par les voies lentes et privées de romantisme de l'évolution pacifique ?

Certains psychanalystes n'ont-ils pas été jusqu'à prétendre qu'il n'existe point d'accident, fût-il mécanique, qui ne soit inconsciemment voulu, point de séjour en prison ou en camp de concentration qui ne réponde à un goût latent de mort, point d'exécution qui ne soit réponse au besoin de démission, de repos, de paix, de libération ?

Le shivaïsme sacralise ces tendances. Il les favorise pour qui s'y sent porté. De là son affinité avec le tantrisme et les voies de la main gauche qui utilisent ce qu'on a appelé les cinq M : madhya (la drogue), mâmsa (la viande), matsya (le poisson), mudra (le geste magique) et maithuna (la copulation) pour atteindre la libération. "Le Seigneur-des-larmes (Shiva), dit la Kularnava Tantra, a montré dans sa doctrine de la main gauche que l'avancement spirituel de l'homme est réalisé le plus sûrement au moyen des choses mêmes qui causent sa chute."

Cette conception porte un enseignement. La morale ou les morales n'y sont pas niées sur leur plan. Les conséquences des actes destructeurs ou désintégrants doivent être simplement acceptées, et c'est même en leur acceptation que réside leur effet libérateur. En considérant comme sacrée la personne de l'hérétique ou du criminel montant sur le bûcher, l'Église médiévale se rapprochait plus de cette conception que l'Etat totalitaire ou policier qui pend ou fusille ses hérétiques en les insultant ou en couvrant leur cadavre de boue. Mais la conception chrétienne du péché et du repentir se distingue du shivaïsme. Il n'y a pas à regretter d'être ce que l'on est, de faire ce que l'on doit. C'est Jean Genet qui pourrait ici danser le mieux la danse de Shiva, ou bien l'auteur de cet Évangile non canonique: "Si tu sais ce que tu fais, avait-il écrit, tu es heureux, mais si tu ne sais pas ce que tu fais, tu es damné."

Le shivaisme apprend à se détruire en sachant qu'on se détruit, ou à détruire autrui de même façon, tout en montrant comment toute tendance à la désintégration n'est qu'expression individuelle de la tendance désintégrante à l'œuvre dans l'univers et nécessaire à son économie.

DES DIEUX SUR COMMANDE

En élevant à la condition de dieu toutes les énergies humaines ou cosmiques concevables, le polythéisme hindou ne tombe plus sous les critiques dont Freud, par exemple, se fit le protagoniste. Dans son ouvrage l'A venir d'une illusion, le père de la psychanalyse a dénoncé la croyance en un Dieu personnel et unique comme une névrose et une illusion. Se fondant avant tout sur la tradition judéo-chrétienne, il voulut voir dans l'image de Dieu la projection de celle du père terrestre, la fixation infantile en un état de dépendance fort dommageable pour l'adulte. Et, d'une certaine manière il est difficile de nier la pertinence de sa dénonciation, même si, d'un autre point de vue, il est permis de considérer chaque père terrestre ainsi que la projection ou la manifestation d'un archétype paternel immémorial, d'un schème comportemental se répétant à des milliards d'exemplaires tout au long de l'histoire humaine. Mais le monothéisme ne pourrait se résoudre à réduire son Dieu-Père à pareil archétype, la voie s'ouvrant dès lors à la divinisation et à l'adoration de tous les archétypes possibles. Or, c'est justement ce à quoi se livre le polythéisme hindou. La Taittiriya Upanishad montre de la manière la plus claire comment la psychologie indienne procéda: "Fais un dieu de ta mère, dit-elle. Fais un dieu de ton père. Fais un dieu de ton maître. Fais un dieu de ton hôte." (XI, 2.) Mais elle est si peu dupe de ce qui se passe, au moins dans ses esprits supérieurs, que Sankara va jusqu'à écrire dans son commentaire de la Chandogya Upanishad (I, 2, I) : "Les dieux représentent les inclinations des sens illuminés par la révélation."

Réserve faite de la révélation, Freud ne pourrait-il souscrire à ce propos ? Les dieu ne sont-ils dès lors qu'illusion ? C'est le védantin Karapâtri qui répond: "Une illusion est une fausse apparence, mais une apparence a nécessairement pour base une réalité, car rien d'illusoire ne peut exister sans un support, et la réalité du support emplit l'illusion. En adorant une illusion ou ses manifestations, on adore la réalité qui est derrière elle, c'est-à-dire l'Immensité à jamais inconnaissable sur laquelle elle repose." Et d'ajouter: "Que ce soit par l'intermédiaire du savoir ou du non-savoir, toutes choses prennent leur réalité de celui qui les perçoit." (Shrî Bhagavatî tattva, Siddhanta, vol. V.)

Par-delà Freud, nous voilà dès lors proches de Jung proclamant la réalité psychologique de l'illusion et sa valeur thérapeutique. Combien émouvante apparaît dans cette perspective l'étrange énumération de dieux à laquelle procède la Bhagavâta Purâna, orientant le désir de chacun vers un culte particulier. Vous désirez une descendance nombreuse ? Vénérez donc les Pitris : ce sont les Ancêtres. Vous cherchez la paix matrimoniale ? Adressez-vous à Umâ: c'est l'épouse de Shiva. Voulez-vous la force ? Cherchez du côté des Maruts. Une femme ? Voyez la nymphe Urvashî. La chance ? Consultez le Pouvoir d'illusion. Pour une longue vie, bien sûr, des visites s'imposent aux Médecins des dieux, pour la stabilité aux Mères du monde. Êtes-vous fou de beauté ? Les Musiciens célestes ou Gandharvas vous combleront. Si, de plus, il vous faut de la luxure, vénérez l'Oblation (Soma). Et si vous croyez en avoir fini avec tout cela, si déjà naît en vous le désir de vous libérer du désir, vénérez le Purusha, la Personne suprême. Pour l'illumination du savoir, vénérez l'Immensité. Ainsi, d'illusion en illusion, d'étape en étape, en arriverez vous peut-être à vous écrier avec Gaudapada: "Il n'y a pas de dissolution, pas de production; nul n'est attaché, nul ne réalise. Il n'y a personne qui aspire à la Délivrance, ni personne qui soit délivré. Telle est la vérité suprême."

En fin de compte, l'Inde pose ses dieux à la fois comme réalités et comme illusions, comme moyens de contact symbolique avec la part de réalité universelle à laquelle correspond le niveau psychologique ou spirituel de chacun. C'est une croyance illusoire et une illusion véridique, analogues à la nature même de l'homme dont l'existence ne peut pas plus se définir, se prouver, se nier ou s'affirmer que celle de Dieu ou des dieux. Hommes et dieux se posent et se déposent en même temps, les uns et les autres pouvant être considérés soit comme de simples processus impersonnels privés de toute existence substantielle, soit comme des individus plus ou moins homogènes et durables.

MIEUX VAUT SAVOIR

De telles considérations seraient dépourvues d'intérêt pour l'Occident si celui-ci n'était pris entre une incrédulité négatrice de Dieu et une superstition fabricatrice d'idoles. Car, si toujours plus d'entre nous se sont persuadés que Dieu est mort par illusion névrotique, bien d'autres, sinon les mêmes, ne cessent de fabriquer des dieux auxquels ils refusent ce nom, mais accordent une adoration dont Vishnou ou Shiva pourraient rêver. N'est-ce pas un dieu que la Russie a fabriqué en Lénine ? N'est-ce pas un dieu que fabriqua l'Allemagne en Hitler ? Et, sur un plan plus aimable et moins tragique, n'est-ce point un dieu du plaisir, de l'amour et de l'ivresse que se cherchent l'Europe et l'Amérique, depuis Rudolf Valentino jusqu'a James Dean, Johnny Hallyday et les Beatles ?

Quand on crée des dieux, il est plus sain de les reconnaître pour ce qu'ils sont que de s'y vouer sans savoir ce qu'on fait. Dans le premier cas, l'on risque d'être possédé par eux et réduit à l'état de pantin inarticulé le jour où l'on se vide de leur possession. Dans le second, on a quelque chance de deviner, derrière leur visage fascinant, tendre ou sévère, les grandes réalités psychologiques et universelles dont ils sont le symbole. On soupçonne un jour que, par delà ce kaléidoscope d'images et ce cinéma du monde, il existe Quelque chose ou Quelqu'un que nous ne pouvons ni connaître ni nommer, mais dont le seul devinement est capable d'illuminer notre vie.

KALKI, LE DIEU FUTUR

Dans notre Dictionnaire des responsables, on trouvera des rappels de l'œuvre et de la vie des principales personnalités de l'hindouisme contemporain. Des ouvrages assez nombreux ont été consacrés à plusieurs d'entre elles et il est loisible de s'y reporter. Mais qu'il s'agisse de Ram Mohan Roy, de Keshub Chander Sen, voire de Ramakrishna, de Vivekananda ou de Ramana Maharsi, on ne trouve guère de renouveau par rapport aux vues traditionnelles, ni quoi que ce soit dont l'Occident pourrait tirer profit.

Certes, des personnalités comme Ramakrishna ou Ramana Maharsi, le premier dans la voie de la dévotion, le second dans celle de la connaissance, sont d'une authenticité qui leur confère une valeur universelle. Il est capital qu'un homme comme Maharsi ait pu démontrer quelle sorte de bouleversement peut entraîner dans la vie cette simple question qui fut à l'origine de sa vocation: "Qui est JE ?" et combien la vie de chacun de nous pourrait acquérir une dimension nouvelle si nous consentions à nous la poser. L'un et l'autre sont des témoins de l'Absolu qui, dans un monde en train de se mécaniser et de s'universaliser, ont encore pu offrir à des contemporains l'image de saints tels que l'Inde millénaire et isolée du monde avait pu en contempler. Si rayonnante, si bénéfique qu'ait pu être leur présence pour ceux qui les approchèrent, leur vie n'a pas dépassé le témoignage pur, sinon pour incliner vers la proclamation d'une religion universelle dont Vivekananda se fit l'ardent missionnaire. Mais qui ne voit qu'en fondant l'Ordre de Ramakrishna et, plus encore, en se faisant une sorte de propagandiste indien à travers le monde, celui-ci quittait les plus profondes traditions hindouistes et se faisait moderniste ?

Il est possible qu'un certain modernisme hindouiste, à savoir une tentative d'intégrer les points de vue occidentaux dans une synthèse nouvelle, puisse être salubre pour l'Inde. Il ne nous appartient pas d'en juger. Il est peu probable, en tout cas, que ce modernisme soit de nature à beaucoup nous instruire, car il est plus l'écho atténué de notre propre pensée que l'interlocuteur vigoureux dont nous avons besoin.

Dans cette perspective, la tentative de Sri Aurobindo mérite cependant plus que toute autre l'intérêt et le respect. Elle place en effet l'accent sur un évolutionnisme qui, pour ne pas avoir été absolument étranger à la pensée hindoue, ne l'a jamais puissamment marquée. L'évolutionnisme aurobindien se propose comme une étape nouvelle de la descente du Divin sur terre, ou de la manifestation du Divin dans le monde, étape devant aboutir à l'apparition d'une race surhumaine, supramentale, dont le niveau de conscience et les pouvoirs seront plus élevés que ceux de l'humanité présente.

En Occident, nous sommes rassasiés de pensée évolutionniste et si, un instant, cette pensée put paraître antireligieuse, des hommes comme Lecomte du Nouy, Julian Huxley ou Teilhard de Chardin ont tenté de montrer qu'il n'en était rien. L'intérêt de la tentative aurobindienne se trouve dès lors dans l'accent qu'elle place non sur le fait évolutif comme tel - ce qui serait mince comme apport - ni sur les étapes déjà franchies de l'évolution, mais sur le bond que celle-ci doit accomplir au-delà de l'homme. En ce sens, Aurobindo rejoint Nietzsche pour qui "l'homme est quelque chose qui doit être surmonté", mais le dépassement qu'il entrevoit est tout différent de celui décrit par le philosophe allemand.

Cependant, il n'apparaît pas avec clarté si, pour Aurobindo, l'évolution (d'ailleurs liée à l'involution) n'est envisagée qu'au sein du présent Mâhâ yuga de la tradition hindouiste et si, après la dissolution universelle ou pralaya qui doit y mettre fin, les choses recommencent comme avant, dans un Éternel Retour et dans une infinie répétition proches de celles envisagées par Nietzsche. Il ne nous dit pas si, envisageant le Divin ainsi qu'un infini inépuisable, il imagine aussi qu'au travers de ses manifestations successives chaque nouvel univers s'enrichit de quelque acquis antérieur, l'évolution se poursuivant ainsi en spirale, interrompue par des involutions et des conflagrations universelles successives.

De telles perspectives sont sans doute bien théoriques et sans grande portée pour l'homme concret. Mais c'est le propre de la pensée spéculative d'aller jusqu'au bout d'elle-même, ce que la pensée traditionnelle de l'Inde n'a jamais cessé de faire. Le silence d'Aurobindo en ces matières est d'autant plus surprenant qu'à maintes reprises il déclara adhérer à la doctrine traditionnelle des quatre yugas. Malgré ses intentions futuristes, il n'a pas évoqué davantage Kalki, l'ultime avatar de Vishnou, le dieu qui, dans la perspective hindouiste, devrait accomplir l'Age du monde en lequel nous sommes impliqués.

CELUI QU'ON ATTEND

Pour qui cherche à comprendre par où l'hindouisme peut concerner l'Occident, cette image d'un dieu futur serait d'autant mieux venue qu'elle pourrait donner lieu à des comparaisons fructueuses avec les intuitions parallèles des autres traditions. Les Arabes sunnites n'attendent-ils pas ainsi un Fils de Roi qui - délicieuse absurdité - devra naître d'un homme ? Et certaines traditions occidentales ne vont-elles pas jusqu'à prétendre qu'au dieu agonisant de l'ère des Poissons va succéder le dieu du Verseau ?

Voilà les ultimes merveilles du polythéisme hindou: il a déjà nommé le dieu que chacun soupçonne, désire, attend. Qu'on l'imagine, ainsi que les ultimes travaux de Jung le suggèrent, comme la simple projection symbolique des transformations inconscientes qui, dès à présent, s'opèrent dans les structures de la psychologie collective ou comme un être réel qui, un jour, les assumera pleinement dans sa chair et dans son esprit, il faut l'attendre : Kalki est proche.

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